À la découverte de la BD Franco-Belge : L'Incal

Oeuvre culte, l'Incal jouit d'un prestige quasi-inégalé dans le milieu de la BD Franco-Belge. Si son nom est connu des non-initiés, cette série reste bien mystérieuse pour le grand public. Essayons d'apporter un peu de lumière sur cette icône de la Pop Culture. 

Parfois critiquée, souvent portée aux nus, L'Incal symbolise l'ambition narrative d'une époque révolue dans la bande dessinée européenne. Fusion du génie créatif de deux monstres sacrées de ce média, cette œuvre peut intimider les novices, mais ce serait passer à côté d'une BD qui a influencé de nombreux artistes en reprenant à son compte plusieurs concepts phares de la science-fiction. 

UN TRIO MYTHIQUE

On ne peut pas parler de L'Incal sans mentionner ses auteurs qui sont chacun dans leur genre deux icônes. Alexandro Jodorowsky est un artiste complet : acteur, romancier, réalisateur, scénariste... Sa famille a quitté la Russie pour le Chili dans les années 20 et il s'est installé en France par la suite. Héritier de plusieurs cultures, il a multiplié de manière effrénée les projets depuis les années 60. Capable de travailler pour Métal Hurlant et le Journal de Mickey au même moment, il a collaboré avec une quantité incalculable d'artistes et d'éditeurs. Fasciné par l'ésotérisme et le symbolisme, il a tenté pendant les années 70 d'adapter au cinéma le fabuleux roman Dune (qui sera par la suite adapté par David Lynch, de manière pas très fidèle). Cet échec devenu célèbre parmi les geeks (détaillé dans le documentaire Jodorowsky's Dune) a marqué sa carrière. Cependant, cette mésaventure lui a permit de rencontrer un certain Jean Giraud qui l'aida à produire un story-board pour la production du film.

Aussi appelé Moebius, ce dessinateur a révolutionné la BD Franco-Belge. Après avoir assisté Jijé, Jean Giraud illustre la célèbre série Blueberry dans le magazine Pilote. Il prend aussi le pseudonyme Moebius pour publier d'autres ouvrages plus conceptuels et a ensuite signé ses travaux sous le nom de Gir. Avec Arzach en 1975 et le Garage Hermétique en 1976, Moebius libère sa folie créative et instaure un nouveau style, bien éloigné de la ligne claire d'Hergé. Après avoir participé à la production du film Alien de Ridley Scott, il travaille avec Jodorowsky sur les Yeux du Chat. Puis Disney fait appel à lui pour le film Tron et il entame enfin en 1980 la série John Difool, appelée depuis L'Incal.

Après l'âge d'or des Tintin et Astérix, avec des planches découpées en cases bien sages qui sont envahies par des bulles de narration et de dialogue, les années 70 et 80 ont vu ce média évoluer. Jean Giraud est le fer de lance de cette nouvelle vague. Si Pilote était le magazine de Uderzo et Spirou celui de Franquin, Métal Hurlant sera celui de Moebius, Tardi (Adèle Blanc-Sec), Bilal... Dédié à la science-fiction, ce magazine frappe fort dès le début avec notamment la série Arzach de Moebius. Des artistes reconnus et des jeunes loups rejoignent l'équipe qui va émerveiller toute une génération de lecteurs, y compris aux USA. C'est un laboratoire créatif pour la BD mature visant un public adulte. En 10 ans (de 1975 à 1985), Metal Hurlant aura laissé une incroyable empreinte. Reste aujourd'hui la maison d'édition fondée à l'époque, les Humanoïdes Associés. C'est à travers cette maison que fut publié L'Incal.

L'HISTOIRE DE JOHN DIFOOL

Sinon, de quoi ça parle L'Incal ? En fait, c'est plutôt simple. Nous sommes dans le futur au sein d'une dystopie, c'est à dire une utopie qui a mal tournée. Il n'est pas question de politique car le scénariste tourne en dérision l'hypnotisation des masses qui reste scotchée devant le télévision. L'histoire suit les mésaventures de John Difool. Détective privé, il ne cherche qu'à profiter d'alcool et d'homéputes, mais tout le monde, voir toute la galaxie, lui tombe dessus car il devient le propriétaire d'un mystérieux objet, l'Incal. Ils veulent tous cet objet alors que Difool s'en fout du sort de la galaxie, il veut juste être tranquille et profiter de la vie. L'Incal est une source incroyable d'énergie qui donne des pouvoirs formidables à son détenteur. Il existe deux Incal en réalité : l'Incal Lumière et l'Incal Noir. Chacun représente une facette de la réalité. John est en possession de l'Incal Lumière qui lui a été confié par un alien mourant, sans qu'il ne comprenne pourquoi. Progressivement, nous découvrons une multitude de personnages qui vont entrer en contact avec le héros pour porifter de l'Incal. Ce groupe de compagnon sera à l'origine d'une révolution sur sa planète, puis d'une terrible guerre galactique.

Publiée dans les années 80, la science-fiction mise en scène est symbolique de cette époque, mais aussi de récits antérieurs. On parle ici de mutants, d'aliens, de rats géants, d'androgynes, de religion et de pouvoirs, de guerriers légendaires, de soleils dévorés par les ténèbres et de femmes envoûtantes qui vont manipuler le héros. En effet, ce qui est intéressant, c'est que John ne veut pas de ce fardeau, mais il est soit nécessaire pour la réussite du plan de ses alliés, soit intéressé par une femme qui le manipule pour le garder encore un peu à ses côtés. Ce héros est un lâche, mais il sert de vecteur au scénariste pour critiquer les sociétés modernes et leurs cultes des héros de fiction. Les auteurs se font plaisirs en mélangeant tout un tas de concept typiques des space-opéra et de la science-fiction old-shcool. Jodorowsky met aussi beaucoup l'accent sur le mysticisme que renferme l'Incal. On y parle de rêves, d'énergie psychiques, d'alchimie... Quant à Moebius, que dire si ce n'est qu'il multiplie les planches fascinantes, du plus petit détail à la grande mise en scène très cinématographique.

Proposé initialement en prépublication dans le magazine Métal Hurlant entre 1981 et 1988, le Cycle de L'Incal est au final composé de six albums qui constituent eux-mêmes trois diptyques. Ainsi, les albums 1 et 2 se nomment respectivement L'Incal Noir et L'Incal Lumière et nous présentent la recherche par toutes les factions des deux Incal destinés à fusionner. Suivent les albums 3 et 4 qui sont Ce qui est en bas et Ce qui est en haut. L'histoire prend de la hauteur en s'enfonçant dans les entrailles de la Terre pour resurgir dans l'espace. La problématique n'est plus planétaire mais galactique. Enfin, les albums 5 et 6 sont dédiés à la bataille finale et se nomment La Cinquième essence. Le tout est disponible dans une édition intégrale publiée en 2013.

SUITE ET SPIN-OFF

L'Incal a fasciné ses lecteurs et son univers est assez riche pour offrir de nombreuses histoires. Le scénariste a donc produit deux séries spin-off liées à des personnages clés de la saga. Il y a tout d'abord la Caste des Méta-Barons, qui raconte l'histoire d'une famille de guerriers légendaires qui a vu un de ses membres participer aux aventures de Difool. Huit albums ont été publiés entre 1992 et 2003, sans compter les albums dérivés. Il y a aussi les Technopères, une faction très importante dans le récit de L'Incal. Là encore, huit albums ont été publiés, cette fois entre 1998 et 2006, ainsi que des histoires dérivées.

Tout l'univers de L'Incal est scénarisé par Jodorowsky alors que Moebius a poursuivit d'autres aventures. Jodorowsky a ainsi publié dès la fin de L'Incal sa prequelle sobrement intitulée Avant L'Incal. Ces six albums racontent les aventures d'un John Difool au caractère bien différent de ce que l'on connaît, tout l'intérêt étant de comprendre pourquoi il est devenu lâche tout en découvrant sa vie et celle de sa planète. Une fois ce cycle conclut en 1995, l'auteur réussit à convaincre Moebius de revenir en 2000 sur cet univers avec la suite de L'Incal logiquement intitulée Après L'Incal. Chose assez rare, la publication a été stoppée dès le premier tome car le scénariste avait changé d'avis sur son travail. Après avoir révéler que toute l'histoire de L'Incal n'était qu'un simple rêve, ce qu'il ne faut jamais faire sous peine de décevoir les fans, il a renié ce choix.

Comprenant son erreur, Jodorowsky a souhaité changé le scénario mais Moebius a alors choisit de stopper sa participation à cette nouvelle série. Pour bien montrer la différence entre la « mauvaise » suite et la « bonne », une nouvelle série intitulée Final Incal a été lancée en 2008. Le troisième et dernier tome est sorti l'an passé et semble définitivement conclure les aventures de John Difool. Influencé par Flash Gordon, Star Wars ou Dune, cet univers a lui-même inspiré celui de Blade Runner, du 5ème élément ou de Miyazaki. Une œuvre marquante de son époque et de son média qui va probablement traverser le temps.

Si vous appréciez la science-fiction classique ou les histoires de super-héros cosmiques (sans masque toutefois), l'Incal est fait pour vous. Cet article se concentre surtout sur le scénario et l'épopée éditoriale, mais les dessins sont sublimes. Savourez ce bijou de la BD Franco-Belge dans son édition de base, sans les prequels et sequels, avant de naviguer vers les séries dérivés. Sinon, est-ce qu'on aura un jour le droit à des homéoputes ???