On utilise souvent le terme “nanar” pour le cinéma et les séries TV. Il est associé à des œuvres que l’on a honte de regarder, mais c'est principalement pour se moquer. Dans les comics, une personnalité représente ce genre du nanar : Rob Liefeld.
Ce qui est étonnant, c’est qu’avant d’être considéré comme l’homme le plus détesté du monde des comics, Rob Liefeld était une véritable star au début des années 90. Cette période est réputée pour l’émergence du comics indépendant, mais aussi l'explostion de la bulle comics et surtout la diffusion d'un style très particulier et en avance sur son temps, voire parfois trop, produisant ainsi des bouses illustrées avec des proportions surexagérées et des histoires aussi cohérentes que l’ajout de pâte à tartiner aux noisettes dans un plat de pâtes. Oui, Rob Liefeld, c’est un peu ça, tu découvres le Nutella, tu adores et tu en bouffes à foison, mais dès que tu testes des trucs avec le Nutella, ça devient immonde pour toi et surtout pour les autres.
AVANT LA LÉGENDE
Robert Liefeld est né en Californie le 3 octobre 1967. Très tôt, il se passionne pour les comics et se met en tête de devenir un auteur du milieu. Il prend des cours de dessin dès le lycée et assiste régulièrement à des conventions de comics, où il a pu rencontrer de nombreuses stars du milieu, tel que Georges Perez, Jim Shooter, John Romita Jr… Après le lycée, il assiste régulièrement à des cours de modèle vivant (le fameux cours de dessin où l’on dessine des vraies personnes posant nues) tout en pratiquant de petits boulots. Encore modeste envers son “talent” (non, les guillemets sont honnêtes), il n’ose pas envoyer son book aux Big Two, Marvel et DC Comics, et cible alors de très petits éditeurs.
Un jour, il apprend par un ami que de nombreux artistes de comics sont recrutés lors des fameuses conventions, comme celles auxquelles il assistait quand il était petit. Avec ce dernier, il prend alors la route pendant plusieurs jours vers San Fransisco, plein d’espoir avec sa pochette sous le bras. Il rencontre sur place principalement des responsables de DC Comics, qui lui demandèrent alors d’envoyer plus d’échantillons de son style. Au départ, il ne voulait pas viser Marvel mais son ami le persuade de faire de même. Chose faite, Marvel le contacta pour un back-up (histoire courte supplémentaire en fin d’un comics) de huit pages dans le titre Avengers qui était centré sur Black Panther. Rob Liefeld avait alors 19 ans, mais le bonheur fut de courte durée, car Marvel changea d’artiste pour ce back up au dernier moment…
La chance lui sourit peu après parce que DC Comics finit par le contacter. Ce fut la toute première publication de Rob chez les Big Two, la mini série de comics en cinq numéros Hawk & Dove en 1988. A partir de là, le travail de Rob Liefield fut reconnu dans le milieu, pour son style frais et dynamique (POUR L’ÉPOQUE, précisons !). C’est alors qu’il fut engagé sur une série de la franchise X-Men chez Marvel New Mutants. Ce comics était en déclin total et on ne lui donnait une espérance de vie de que quelques numéros seulement avant l’arrivée de Robert. A partir du numéro 98 de la série, il prit la responsabilité pour tout, à savoir l’histoire, le dessin, l’encrage et en étant assisté pour les couleurs et les dialogues. C’est dans ce numéro qu’apparaîssent deux personnages maintenant cultes de l’écurie mutante chez Marvel : le mercenaire schizophrène Deadpool et Cable, voyageur temporel et fils de Cyclope. Ce fut un succès commercial, mais la série fut renommée pour son centième numéro en X-Force en 1991. Ce dernier s’écoula à plus de quatre millions d’exemplaires, record de ventes à l'époque pour l’industrie, une consécration pour Rob, érigé alors au rang de star des comics la même année (le record sera battu quelques temps après par X-Men #1, par Chris Claremont et Jim Lee).
LA GLOIRE D'UN JEUNE LOUP
Avec la série X-Force, Liefeld s'implique dans le scénario en compagnie de Fabian Nicieza. L’histoire met en place une équipe de mutants menée par Cable qui a pour but de neutraliser les menaces avant qu’elles le deviennent : en gros, au lieu d’attendre que les super vilains attaquent, les héros les traquent et les neutralisent directement, dans le secret le plus total. C’est un peu une version “black ops” ou opérations spéciales des X-Men. Le titre plait beaucoup, à la fois pour son concept mais aussi pour les scènes de baston assez cools et supérieures aux autres titres mutants. Les ventes dépassent le million d’exemplaires (c'était une autre époque comparé aux 100 000 copies écoulés par les meilleurs titres en 2015). Liefeld développe alors une fan base et devient une telle star qu'il apparaît carrement à la TV, comme par exemple une pub Lewis !
Cependant, au début des années 90, certains comics de Marvel se vendent très bien, mais trop bien selon certains artistes. En effet, avec le succès de quelques titres, des produits dérivés sont alors créés et rapportent énormément. Les artistes râlent parce que ces produits sont tirés de personnages qu’ils ont créé au sein de Marvel et les royalties sont misérables (tout comme ceux des comics). Ils menacent alors Marvel de quitter la boîte, mais cette dernière répondit alors qu’elle trouvera d’autres personnes pour ses séries. Les dessinateurs stars de Marvel démissionnent : Marc Silvestri, Eric Larsen, Jim Lee, Todd Macfarlane, Jim Valentino, Whilce Portacio et bien sur notre cher et tendre Rob Liefeld. Ils créent alors Image Comics, une maison d’édition de rêve pour les créateurs où ces derniers auraient les pleines propriétés intellectuelles et commerciales de leurs personnages. Chacun crée alors son studio au sein de la boîte et Liefeld fonde du coup le sien : Extreme Studios.
Il crée alors pas mal de comics situés dans un univers partagé. On peut citer Bloodstrike qui parle de super agents travaillant pour le gouvernement et où tous les membres étaient déjà morts puis ressuscités avec des pouvoirs. Quant à Youngblood, ça parle de super héros recrutés par le… gouvernement. A propos de cette série, elle a été le porte étendard lors du lancement d’Image Comics. Prophet est quand à elle un plagiat de Captain America, à savoir un super soldat de la seconde guerre mondiale cryogénisé puis réanimé par une super équipe dans le futur, à savoir ici Youngblood comme les Avengers avec Captain America. Malgré ça, les ventes ont toujours bien grimpées, Youngblood était la meilleure vente lors du mois de sa sortie.
TROP D'EXAGERATION TUE L'EXAGERATION
En 1996, Marvel rappelle Jim Lee et Rob Liefeld pour les aider à relancer leurs héros via l’event Heroes Reborn se passant après le crossover Onslaugth, qui a vu le Professeur Xavier et Magnéto fusionner en une entité surpuissante maléfique. Rob Liefeld fut affecté aux séries Captain America et Avengers, pour le grand malheur des lecteurs. Les six premiers numéros de Captain America se vendent hyper bien, mais ils sont aussi très controversés. Déjà, il y a le désormais célèbre style de Liefeld. En tant qu'étudiant dans une école de dessin, je tiens à dire que mes yeux ont saigné. Mes profs me répètent souvent que c'est bien de déformer les personnages, mais qu'il le faut le faire avec respect et justesse. Pourquoi avec respect ? Tout d'abord parce qu'il y a des proportions humaines aux mesures universelles (d'où l'importance de l'enseignement du modèle vivant de manière très active), mais aussi par logique artistique. Pourquoi avec justesse ? Parce que c'est cool de déformer, mais si on le fait mal, c'est moche. Le pire, c'est que Rob Liefield a suivi des cours de modèles vivants et devrait avoir justement de la justesse dans son trait... ce qui n'est pas le cas. Il y a de nombreux cas dans l'art de Rob Liefeld où ce dernier dirige un gros doigts à la logique des proportions humaines. Mais c'est pas tout à fait de sa faute, parce qu'il est arrivé dans une époque du comics où ce genre de style était à la mode. Mais avec Jim Lee, qui adhérait à cette pratique, c'était juste. Avec Rob, c'était totalement incorrect et indigeste. Citons quelques cas, pour justifier de quoi je parle.
Ce mec ne sait pas dessiner les pieds. Du coup, il fait des sols arrondis vers le haut pour cacher les pieds et éviter de les dessiner. Dans le milieu de la BD, même en France, il est courant d'utiliser le décor pour cacher des zones embêtantes à dessiner, c'est ma prof de BD elle-même qui le dit ! Mais le truc avec Rob, c'est qu'avec lui c'est flagrant, tel un point noir sur une feuille vierge. Ce cas-là vise autant les personnages masculins que féminins. D'ailleurs, pour ces dernières il dessine tout le temps des pointes, telle des danseuses classiques, et il n'hésite pas à rajouter quelques vertèbres dans la colonne vertébrale dans des poses improbables et impossibles à réaliser en vrai, même pour une championne olympique de gymnastique ! On peut citer aussi le fait qu'il ne s'inspire pas du tout de la réalité. Au lieu de se documenter correctement pour des modèles de voitures et d'armes par exemple, ben lui il préfère les inventer. Les artistes inventent tout le temps des armes pour leurs personnages mais Rob, lui, ne renouvelle pas, les épées ont toujours la même garde, les fusils et pistolets ont tous un aspect cylindrique et tordus, etc...
Bon sang, comment dessiner correctement si on ne sait pas suffisament bien faire le réel ? Et c'est ça le défaut principal du style de Rob Liefeld, c'est qu'il est trop dans la Lune, trop perché et pas assez terre à terre. Vous ne croyez pas ? Et bien sachez qu'il existe un cas assez particulier de son côté "dans la lune" et "je-m'en"foutiste" du gaillard, c'est cette page tiré d'un numéro des Fantastic Four, ci dessous. Si on regarde bien les mains du garçon blond (alias Franklin Richards, fils de Mister Fantastic et de la Femme Invinsible), on s'aperçoit que quelque chose cloche... On constate rapidement que Rob n'a pas dû lire le script correctement, parce qu'en fait il a dessiné toute la page sans le pistolet laser... et s'en étant aperçu, il a rajouté le pistolet derrière la main du personnage dans deux cases à l'arrache, sans retoucher les doigts. Pas doué, dans la lune et feinéant, ah bah bravo Rob Liefield ! Et dire que certains le compare à Jack "The King" Kirby, pour son côté "dynamique"... croyez-moi ce dernier a dû bien se retourner dans sa tombe.
LA DECHEANCE D'UNE STAR
Pour cet article, j'ai lu les numéros de Captain America qu'il a dessiné et scénarisé pour le relaunch Heroes Reborn. Disons déjà que c'est classique à mort, dans le sens où Steve Rogers a des rêves où il combat les nazis habillé en super héros... sauf que tout ça est vrai. La suite est marquée par des révélations peu crédibles, des méchants over-bodybuildés et moches à souhait. De plus, Liefeld fait très mal les ellipses, alors je vous raconte pas la gueule qu'a le bouclier de notre héros, qui est d'ailleurs coiffé comme un lycéen bad ass cliché des mangas de comédies lycéennes. Ce dernier est en plus rajeuni à mort, décrédibilisant le côté vétéran et expérimenté du personnage, après des années de guerre et de conflits. Je le dis, c'est indigeste. Cependant, je comprends presque que certains lecteurs de l'époque aient kiffé, parce que c'était radicalement différent de ce qui se faisait dans les autres titres. Concernant les dialogues et les personnages, c'est vraiment très mauvais, on a droit au banal vilain, parlant à haute voix sur son trône, à des dialogues interminables et très dispensables. Bonne chance pour comprendre où se passe telle ou telle scène, parce que monsieur ne dessine pratiquement pas de décors ou d'arrières plans.
Heureusement, Rob quittera le titre après cinq numéros. Pourquoi ? Parce que Marvel, à l'époque en faillite, a proposé un nouveau contrat avec des revenus plus faibles. Jim Lee accepta mais Rob refusa, parce que lui et l’argent, c’est une longue histoire d’amour. Le monsieur ne gérait pas très bien ses dépenses, Extreme Studio n'a pas duré très longtemps et disparait en 2000. A peine moins d'un an après sa création, le studio se sépare d'Image (parce qur Rob s'était disputé avec les autres fondateurs, mais les raisons sont assez floues et on évoque une histoire d'argent) et crée alors sa maison d'édition indépendante : Awesome Comics. Alan Moore (V pour Vendetta, Watchmen) a même scénarisé pendant plus d'un an Supreme, spin-off à succès de Youngblood chez cet éditeur. La plupart des titres furent tout de même des succès et des spin-off comme Badrock firent surface.
Malgré de bonnes ventes, qu'est-ce qui a détruit Extreme Studios ? Et bien, il y a plusieurs raisons, mais celle qui ressort le plus, c'est le style artistique. En effet, plus on se rapprochait des années 2000, plus le style global du milieu s'éloignait des déformations abusées pour des proportions réalistes et des scénarii plus complexes, plus longs, avec plus d'enjeux. Cette période est d'ailleurs marquée par les labels Marvel Knights et Ultimate lancés par Marvel pour moderniser les personnages avec Hollywood qui rachetait plusieurs licences comme Spider-Man chez Sony et les X-Men chez la Fox. A ce moment-là, on se demande pourquoi le studio n'a pas orienté ses artistes vers ce style d'écriture et de dessin. C'est simple : Rob Liefeld forçait les artistes à calquer leurs styles sur le sien, complètement formaté à l'époque des 90's. Les artistes et les scénaristes n'adhèraient pas au concept et cela se ressentait, principalement sur Supreme. En effet, Rob était un responsable éditorial très pénible, ne laissant que peu de liberté artistique sur ses comics. Résultat, on a vu un roulement très fréquent sur le titre, jusqu'à qu'Alan Moore arriva sur le numéro 41 pour finir avec la dispartion du studio en raison des faibles ventes.
UN ARTISTE CULTE
Au début des années 2000, Rob Liefeld se fait plus discret. Il bossa un peu pour Marvel en dessinant trois numéros sur le personnage de Cable, ainsi qu’une mini série faisant suite à Heroes Reborn, Onslaught Reborn. En 2010, il dessina quelques numéros de Deadpool. Ah oui, faut le dire, ce personnage qu’il a créé est devenu ultra populaire chez Marvel au point qu’une véritable fan-base s’est formé autour de ce personnage, sans compter le film Deadpool par la Fox qui sortira en février 2016. En septembre 2011, DC Comics reboote son univers partagé via le label New 52 en lançant 52 nouvelles séries le même mois. Rob Liefield fut engagé par pour s’occuper de trois titres : Deathstroke, Hawk & Dove et Grifter. Il était scénariste des trois et artiste sur Hawk & Dove… qui sera annulé au huitième numéro. Le titre fut marqué par les plus faibles ventes de tout le New 52. Rob Liefeld subit sa réputation de dessinateur raté et prétentieux. En août 2012, il quitta DC Comics en crachant sur les directeurs artistes et la politique éditorial. Oui bien sûr, si les titres se vendent mal, c’est la faute de DC Comics, on te croit Rob ! Le 16 mai 2013, il lance un kickstarter pour rebooter deux séries chez Image Comics, Bloodstrike et Brigade. Il obtient quand même plus de 35 000 dollars de dons ! Relancée en juillet 2015, la série Bloodstrike atteindra son troisième numéro en novembre. J’ai lu les deux premiers numéros… et c’est tout simplement indigeste. On ne comprend rien à l’histoire, c’est un plagiat honteux de ses propres personnages Deadpool et Cable dans une histoire où la violence est totalement gratuite. Un comics à lire comme un véritable nanard... Et pourtant, je perçois comme un plaisir coupable.
Aujourd'hui, Rob représente un sujet de blagues dans le milieu mais aussi de la part des fans. On le considère comme la preuve vivante du style dégueu des années 90, qui poutant avait son public. On dit de lui qu'il est mauvais, n'ayant que peu progressé, pourtant on ressent quand même une progression, mais uniquement au sein des proportions, un poil réalistes (mais toujours tordues) et des muscles moins développés. Les nostalgiques eux-même parlent de l'époque comme géniale mais avouent que le style est aujourd'hui ringard, dépassé et assez moche... Malgré sa réputation de l’artiste le plus détesté du milieu (Peter David, scénariste reconnu, le qualifia d’Ed Wood des comics, c’est dire…), il semble qu’il existe encore une communauté de fans fidèle à l’artiste et admiratrice de son style. On vous invite à visiter le tumblr Fuck Yeah Rob Liefeld si vous êtes intéressés. Cette communauté ne se gêne pas pour balancer des éloges improbables, le comparant par exemple à Jack Kirby pour son style “énergique” et “dynamique”. On retiendra aussi son côté grande gueule, ayant eu plein de conflits avec d'autres artistes, avec Image Comics mais aussi chez les deux grands, en jetant toujours publiquement la faute sur les autres mais n'avouant jamais sa part de responsabilité. On ne ressent pas vraiment de remords dans son comportement. A la limite, on pourrait juste le détester pour son style mais non, il a préféré être à son image, aggressif, gratuit, bordélique, déformé et criard.
On se demande encore aujourd'hui comment l'homme le plus détesté du milieu a pu devenir une véritable star malgré un style de dessin pareil et un caractère égocentrique à souhait. Il était peut-être arrivé au bon endroit au bon moment, au final ce n'est surement que de la chance. Et pourtant, malgré son art, il a impacté l'époque et le milieu de manière significative et a inscrit son nom dans les mémoires, comme un exemple à ne pas suivre. Donc, oui, Rob Liefeld est un artiste, mais un artiste raté à la popularité aussi détestée que son comportement.