Objet dramatique et féérique par excellence, le Diable va rapidement s'imposer au sein des premiers spectacles cinématographiques de la fin du XIXe siècle pour devenir un thème récurrent et incontournable du cinéma fantastique et d'épouvante, notamment grâce à la réalisation de deux films qui ont changé la représentation du Malin à l'écran. Retour sur ces deux chefs d'œuvre.
Personnifiant l'esprit du Mal, le Diable, également appelé Lucifer ou Satan dans la Bible, est un ange déchu, ayant rejeté le bien et étant à l'origine de tous les maux de l'humanité. Pour avoir voulu être l'égal de Dieu, il chut en Enfer où il y établit son royaume afin de répandre le mal en agissant auprès des hommes par la tentation et le mensonge. Depuis l'antiquité, il est représenté sous un aspect qui varie entre l'homme et l'animal réel ou imaginaire (bouc, âne, rapace, dragon…), le plus souvent aux traits hideux et repoussants. Destructrice et maîtresse de l'inframonde, cette figure originale, empruntant aux religions polythéistes pratiquées au Moyen-Orient et aux influences desquelles les auteurs de la Bible furent, probablement, soumis, ne pouvait rester à l'écart du monde du Septième Art, nombreux ayant été les cinéastes à avoir été tenté par l'introduction du Malin au sein de leur production filmique.
QUAND LE DIABLE S'INVITE AU CINEMA
Du début du XXe siècle jusqu'à 1931, le cinéma fantastique se caractérise par une nette tendance à adapter à l'écran des classiques de la littérature fantastique, ce qui contribue bien évidemment à faire du Diable un thème de tout premier choix. Le mythe de Faust va être ainsi abondamment traité, de sorte que l'on va assister dès les premières années 1900 à une mode cinématographique centrée sur la figure de l'artiste maudit passant un pacte avec le démon.
Il est intéressant de noter que, dans la multitude de films adoptant ce sujet et portant le titre peu inspiré de Faust (Georges Méliès en a fait trois versions différentes en 1897, mais Alice Guy et Friedrich Murnau ont également livré leur propre interprétation personnelle de ce mythe en 1903 et 1926) ou The Devil (le film de D. W. Griffith en étant l'exemple le plus remarquable), le Diable apparaît invariablement à chaque fois dès les premiers instants soi comme un dandy romantique (héritage de la littérature du XVIII et XIXe siècle) soi, et c'est cette représentation-ci qui va perdurer, sous la forme d'un animal anthropomorphisé, peu sympathique et redoutablement impressionnant, le corps recouvert d'une toge afin que seul son visage animal demeure visible.
Toutefois avec un scénario somme toute répétitif et une action bien souvent orientée au moyen âge ou au XIXe siècle, cette mode va très vite s'essouffler, les spectateurs étant à la recherche de sensations horrifiques nouvelles qu'elles trouveront en la matérialisation cinématographique des "super stars" de l'épouvante que son Dracula, Frankenstein et autres momies ou loups-garous. Il faudra donc attendre près de 40 ans pour que le Diable fasse un retour triomphant à l'écran, et force est de constater que deux films lui suffiront pour s'imposer en maître dans le cinéma fantastique et d'épouvante.
BIENVENU DANS L'ERE MATERIALISTE DU FANTASTIQUE MODERNE
En 1968, la mode du Diable revient au cinéma avec le film Rosemary's Baby de Roman Polanski, qui va contribuer grandement à la popularisation de ce thème fantastique. L'originalité de ce film est qu'il est vu entièrement à travers les yeux du personnage éponyme interprété par Mia Farrow, créant ainsi une situation équivoque non dénuée d'interrogations : y a-t-il réellement une présence diabolique dans l'appartement, ou bien tout n'est que produit de l'imagination de Rosemary ? L'histoire est pourtant simple, c'est celle d'un homme qui scelle un pacte avec le Diable afin de s'élever socialement. En échange du succès, il accepte de donner sa femme au démon, désireux d'engendrer un fils. La figure de l'artiste maudit, qui était de mise avec Faust ou tous autres films antérieurs aux années 1930, étant désormais évincée à partir de ce film, Polanski conserve toutefois l'idée de pacte, colorant ici d'une touche négative la réussite sociale américaine prête à tous les compromis… L'introduction du Diable aux côtés de Rosemary se fait pourtant attendre par le cinéaste, Polanski lui préférant d'abord l'intrusion de voisins envahissants et excédant la jeune femme, qui en vient à être en proie à des hallucinations et des cauchemars, ce qui porte bien évidemment le spectateur à penser que celle-ci est plutôt victime de paranoïa, alors qu'elle a en fait subi un envoutement.
Etant situé dans un cadre très réaliste, le film ne cèdera le pas au fantastique qu'une seule fois, lors d'une scène onirique dans laquelle Rosemary rêve qu'elle se fait abuser par une terrifiante créature. La scène finale rompt les doutes du spectateur lorsque la jeune femme, entendant les pleurs d'un bébé, suit une enfilade de couloir aux portraits sinistres accrochés aux murs pour arriver au beau milieu d'une étrange réunion célébrant la naissance de l'enfant du Diable. Se remémorant à l'esprit le titre du film, le spectateur comprend alors que la jeune femme n'a en rien rêvé durant tout le film, et que le bébé dissimulé dans son landau noir est le fruit de son union avec le démon. Avec ce film, Polanski a su tirer profit des stratégies de suspense et d'angoisse que peut offrir le cadre réaliste d'un récit filmique. Jouant habilement sur la confusion entre cauchemar et réalité, le cinéaste confère une atmosphère anxiogène à l'appartement de Rosemary, réussissant à faire éprouver au spectateur les mêmes sentiments de réclusion, d'aliénation et d'impuissance que peut éprouver la jeune femme.
Si l'on excepte la vision onirique et fragmentaire (yeux, mains, ombres) du Diable qu'en a Rosemary, force est de constater que Polanski préfère faire prendre au démon l'apparence d'un couple de voisins toujours plus envahissants, et faisant en fait partie d'une secte satanique dont le but avoué est de contrôler la jeune femme. Sartre n'a jamais eu autant raison de dire que l'Enfer c'est les autres quand on regarde ce film. Le spectateur ne peut d'ailleurs pas s'empêcher de se poser certaines questions après visionnage : Qui sont en réalité mes voisins ? Une histoire comme celle-ci peut-elle m'arriver ? Si avant 1968, les films fantastiques avaient pour décor une époque éloignée et des châteaux isolés, Polanski renouvelle le genre en orientant son récit filmique dans une réalité contemporaine toute proche de celle du spectateur qui est amené à éprouver une sensation de malaise et d'incertitude, voire d'insécurité une fois le film fini.
La mystérieuse réputation de Rosemary's Baby n'arrange forcément pas les choses, les media n'ayant pas hésité à accuser Roman Polanski d'être le responsable de la mort de son épouse, Sharon Tate, assassinée par des disciples de Charles Manson, pour avoir filmé les arcanes secrètes de l'occultisme et du satanisme. Toutefois ce film reste malgré tout un chef d'œuvre du cinéma fantastique, et n'a pas empêché William Friedkin de réaliser The Exorcist cinq ans plus tard en prêtant une apparence des plus terribles au démon, ou Richard Donner de tourner The Omen en 1976, qui reprend le thème esquissé par Polanski de l'enfant du Diable.
QUAND LE DIABLE SE FAIT DE PLUS EN PLUS PROCHE DE NOUS
Fort du succès de French Connection, William Friedkin se lance dans la voie fantastique et présente au public du monde entier un film d'horreur jugé comme étant le plus terrifiant de l'histoire du cinéma. Il s'agit bien évidemment de L'Exorciste, qui, malgré son caractère effrayant et subversif, remporta, en 1973, un succès public et critique phénoménal jamais vu ou égalé pour un film fantastique à l'époque. Friedkin, qui considère que l'ère du gotique est finie, se souvient de la leçon de Polanski quelques années auparavant, et décide, tout comme son prédécesseur d'orienter son film dans un univers urbain et réaliste proche de celui des spectateurs, ce qui a pour effet immédiat de ranimer une peur profonde, celle des cas de possession. Même à notre époque, il est possible de devenir la proie du démon. Le film étant de plus l'adaptation d'un roman de William Paul Blatty qui s'appuie sur des sources réelles, malaise et tension ont donc été inévitables pour les spectateurs.
Et il y a de quoi car L'Exorciste est un véritable film choc, un film de rupture dans l'histoire du cinéma fantastique, car Friedkin, grâce à un budget considérable accordé par la Warner, utilise de nombreuses techniques cinématographiques et des effets spéciaux novateurs et impressionnants pour conférer aux phénomènes surnaturels de son long métrage un degré de réalisme encore jamais atteint jusqu'à ce moment là. Le cinéaste a réussi le pari insensé d'élaborer un scénario exploitant une peur religieuse et abyssale, tout en heurtant les sensibilités grâce à des images fortes et dérangeantes (Friedkin n'hésite pas à filmer la jeune fille possédée se masturbant avec un crucifix). Ce qui n'empêche pas au film de disposer en même temps d'une série d'idées de mise en scène très intéressantes: la partition musicale angoissante et mystérieuse de Mike Oldfield, des images subliminales qui font sursauter inévitablement le spectateur, le visage du démon caché dans les décors rendant ainsi sa présence indiscutable...
Mais arrêtons-nous un moment sur la figure du Diable dans ce film. En réalité la jeune fille, qui se prénomme Régan, ne se fait pas posséder par le Diable, mais par un démon assyrien répondant au nom de Pazuzu… Cependant ces deux figures démoniaques sont si proches culturellement, qu'elles peuvent facilement se substituer l'une à l'autre, c'est pourquoi il est communément admis que l'Exorciste est un film traitant du Diable. Si le démon apparaît sous la forme d'images subliminales, le visage pâle et mystérieux, force est de constater que le spectateur craint plus de voir le visage affreusement marqué de Regan possédée. Comme il a déjà été dit, ce film constitue une rupture avec les autres films fantastiques antérieurs à 1973, car il n'y a plus de mystères, de courses-poursuites, de meurtres, ou de sang, Friedkin faisant intervenir l'horreur et le fantastique tout le temps par l'intermédiaire de Regan, si bien que le spectateur en vient à redouter tous les moments où la jeune fille apparaîtra à l'écran, son maquillage étant à ce point monstrueux et en perpétuel changement qu'il provoque une terreur profonde, voire même une indicible répulsion. C'est pourquoi nous pouvons dire que L'Exorciste crée son suspens à partir de la peur instinctive du spectateur qui craint sérieusement de voir se matérialiser à l'écran le visage horrible de la jeune fille. En même temps ce n'est pas tous les jours que nous voyons le Diable… et fort heureusement.
Ayant fortement modifiés la manière de représenter le diable à l'écran, Rosemary's baby et l'Exorciste ouvrent en même temps le bal à de nombreux films fantastiques et d'horreur, exploitant les mêmes composantes. Ainsi afin d'être toujours en course et de ne pas s'essouffler comme il l'a déjà fait, le thème du Diable va considérablement évoluer à partir de la fin des années 80, c'est pourquoi exit les représentations démoniaques, le démon préférant apparaître sous les traits d'un homme en chair et en os. Il est donc par conséquent intéressant de noter que la figure du Diable à l'écran a subi depuis les origines du Septième Art jusqu'à nos jours un important processus d'humanisation, et ce pour rendre le Malin toujours plus proche du spectateur. De plus la manière de réaliser un film avec le Diable a, elle aussi, considérablement changé, Angel Heart (1987) adopte les codes du film noir, L'associé du Diable (1997) se rapproche plus du thriller, et Les sorcières d'Estwick (1987) lorgne plutôt du côté de la comédie. Comme quoi l'utilisation du Diable au cinéma a fini par se populariser, voire même à se démocratiser avec tous ces cinéastes qui se complaisent à nous le servir à toutes les sauces. En même temps comment leur en vouloir si leur film est réussi? Nous dirons seulement que ce phénomène est la rançon de la gloire d'un thème à succès au cinéma…
Si le film traitant du Diable est devenu un registre à part entière du genre fantastique, force est de constater que l'évolution du Malin au cinéma est surtout visible et pertinente grâce à Rosemary's baby et à L'Exorciste, ce qui ne nous empêche toutefois pas de fantasmer sur l'avenir de ce thème pour notre plus grande peur ainsi que pour notre plus grand plaisir.