Yorgos Lanthimos ou le renouveau du cinéma grec

Lanthimos, ça vous dit quelque chose ? Le gars qui a pondu Canine commence à se faire connaître, et c'est pas plus mal.

Yorgos de son prénom, ce réalisateur doit sûrement vous parler. Après avoir été remarqué pour le film Canine (Kinodontas en grec, c'est l'occase d'apprendre un mot), primé au festival Un certain regard à Cannes en 2009 et nommé aux Oscars dans la catégorie Meilleurs film étranger, le grand public a pu le découvrir avec son dernier film The Lobster, prix du jury lors de l'édition 2015 du festival de Cannes.

Faisons un rapide retour sur l'homme derrière l'œuvre. Il fait ses études de cinéma à Athènes à l'école de cinéma Stavrakos, avant de réaliser de nombreuses publicités pour la télévision grecque – vivre du cinéma en Grèce est quasi impossible. Pendant ce temps, il épanche son besoin créatif en s'attaquant en parallèle à la réalisation de pièces de théâtre expérimentales, avant de se lancer dans le cinéma pour la première fois en 2007 avec Kinetta, son premier long métrage.

Retour à son cinéma maintenant. Qu'il ait été sélectionné hors compétition à Cannes pour sa première œuvre qui soit véritablement sortie des frontières helléniques est plutôt révélateur. Des films aux couleurs froides, des thématiques aussi gaies que l'inceste ou le deuil, le tout porté par des acteurs à l'air blafard : vu comme ça, c'est sûr que ça va pas brancher la ménagère TF1. Malheur à elle, pauvre hère qui préférera se borner à regarder une énième saison de Secret Story plutôt que d'ouvrir un peu ses yeux afin de découvrir une œuvre poignante, dure, originale et enrichissante. Mais bref, je m'égare.

Ses films sont donc un brin exigeant, on en était là. Peut-être bien. Le prix Un certain regard s'intéresse en effet aux films dits difficiles, et permet surtout à des réalisateurs encore méconnus d'accéder à la notoriété. D'ailleurs, pour l'anecdote, c'est le réalisateur italien Paolo SorrentinoLa Grande Bellezza, Youth (Zapan en parle ici, allez voir c'est super) – qui était le président du jury l'année où Lanthimos a remporté le sésame.

Des débuts brouillons

2007, Kinetta. Après avoir réussi à mettre suffisamment d'argent de côté grâce à ses publicités, Lanthimos se lance dans son premier projet de long-métrage. Certainement très désireux de réaliser une œuvre tout aussi perchée que ses pièces de théâtre, le jeune trublion (si si, ce mot peut encore être utilisé) nous livre un premier film, au final, assez peu abouti.

Attention, c'est pas raté non plus, la vision portée sur cette ville balnéaire grecque désertée par les locaux est assez intéressante tout de même. Espèce de parabole de la société grecque, la situation est la suivante : après l'installation d'une raffinerie de pétrole, la ville qui était touristique se voit vidée de ses touristes, puis de ses habitants. Le décor est planté, grosse ambiance en perspective. Les personnages, désœuvrés, en viennent à se battre contre eux même, ou contre d'autres, comme pour extirper ce mal-être latent de leur corps. Mais bon, au final, même si ce n'est pas raté, qu'on se le dise, ce n'est pas non plus folichon.

Hipster au possible, impossible à trouver dans une version potable (la seule que j'ai pu dénicher sans payer les 40 euros du DVD est une version grecque sous-titrée anglais sur Youtube) et budget minimaliste : tout pue le cinéma de genre, et il s'en dégage du coup, à mon sens, une impression de « trop ». Trop bizarre, trop fouillis, trop sombre, trop lent. Atmosphère viscérale, cadres froids, peu de nature... Tout est fait pour nous mettre mal à l'aise. Cependant, Kinetta a ça de bien qu'il prépare le terrain pour l'œuvre la plus intéressante et aboutie de Lanthimos, Canine.

L'aboutissement d'un travail

On attaque ici le gros morceau. Je ne vais pas m'attarder sur les caractéristiques techniques du film, d'autant qu'il a déjà été brièvement présenté ci-dessus, et on va plutôt s'attarder sur les thématiques que le film aborde. Langage, sexualité, famille : les thématiques chères à Lanthimos sont toutes présentes. Le pitch de ce film sorti en 2009 ? Une famille grecque vit recluse de la société dans sa maison en bordure d'Athènes. Le père – qui est le seul personnage à sortir de la maison, la mère et leurs trois enfants (deux filles et un fils d'âges différents mais indéterminés, qu'on situera entre 20 et 25 ans). Les enfants ne sont jamais allés au dehors de cet havre de paix factice, et n'ont de ce fait aucune expérience du monde extérieur, que leur père leur décrit comme étant une espèce de jungle mortelle de laquelle on ne peut ressortir vivant qu'avec une bonne préparation.

C'est comme ça que le père justifie ses allers et retours quotidiens au travail : on ne peut sortir de la maison en toute sécurité qu'à bord d'une voiture, et l'apprentissage de la conduite n'est possible qu'au jour où l'une de ses canines est tombée. On n'a de toute manière pas particulièrement l'impression que les parents élèvent leurs enfants plus qu'ils ne les dressent, leur rapport aux chats (je vous laisse le découvrir) étant notamment des plus parlant.

Le film s'ouvre sur un plan fixe avec un lecteur audio qui diffuse des leçons de langue. « La mer. C'est le fauteuil en cuir munis d'accoudoirs en bois que l'on retrouve dans les salons et dans les bars des hôtels ». On apprendra aussi, par exemple, qu'un zombie est en fait une petite fleur jaune. On retrouve en fait ici l'une des thématiques les plus répandues dans le travail de Lanthimos : la déconstruction du langage. Les personnages apprennent des mots dont les sens sont souvent très différents de la vérité, sûrement pour accroître leur confusion, et, au passage, celle du spectateur.

Tout est question de fausseté : que les personnages jouent la comédie (comme c'est le cas dans Kinetta ou Alps) ou qu'ils apprennent des mensonges, ils sont toujours en décalage avec le reste du monde, et c'est on ne peut plus vrai ici. C'est pour ça que Canine est à mon sens l'œuvre la plus intéressante qu'il ait réalisé à ce jour.

Rocky sauve des vies

Les relations que les personnages entretiennent entre eux sont, quant à elles, toujours biaisées par des rapports de force – les enfants par rapport à leurs parents, ou commerciaux. Chaque faveur ou cadeau sera obtenue par l'échange d'un autre. C'est d'ailleurs dans ces échanges que l'on retrouvera l'une des formes de sexualité traitée dans le film : Christina, qui est la seule personne à rentrer dans la maison sans faire partie de la famille, est une des subordonnées du père dans sa boite, et a pour unique mission de soulager le fils de ses instincts primaires.

Au final, la baise ne doit pas être si flamboyante que ça puisque cette dernière viendra troquer des bijoux ou divers objets contre des faveurs sexuelles auprès des sœurs, objets qui signeront d'ailleurs la fin de la quiétude si chère au père. Christina, sorte d'élément perturbateur, en offrant des cassettes de films à l'aînée, pourtant tous très connus (Les dents de la mer, Rocky, Rambo), permettra alors pour la première fois à cette dernière de s'ouvrir à une culture qui lui était jusqu'ici totalement inconnue.

Sans analyser en profondeur le film, que je préfère vous laisser découvrir sans trop vous en dire, sa réalisation vient mettre en exergue les thématiques abordées de part sa maîtrise et sa simplicité. Tout est épuré : cadres travaillés, murs blancs et froids au possible, personnages sans nom qui les caractérise – on fait référence à eux par leur qualité dans la famille ou leur âge... Le film est une succession de plans fixes qui incarnent l'immobilisme des personnages et des situations.

Parce que oui, les enfants du couple n'en sont en fait plus, il s'agit de jeunes adultes privés de repères ; la période de questionnement et d'introspection intrinsèque à l'adolescence est passée, et ils prennent donc tout ce qu'on leur dit pour acquis – et on ne leur a d'ailleurs pas donné les clefs pour permettre une quelconque remise en question. Seuls deux plans séquences ponctuent le film, suivant l'action à la manière d'un documentaire et symbolisant à chaque fois un changement important, jusqu'au climax final.

Premier essoufflement et melting pot des genres

Après Canine, Lanthimos démarre presque tout de suite (2011) sur une nouvelle production : Alps. Une société secrète menée par un leader, Mont Blanc – tous les personnages auront un nom de sommet alpin (d'où le titre), se donne pour rôle d'accompagner des personnes dans leur deuil. L'accompagnement se fait toutefois de manière très particulière puisqu'il va s'agir en réalité d'envoyer des acteurs prendre la place du défunt, afin que les familles puissent supporter la douleur engendrée par la perte d'un être cher. Sur sa lancée, ils reprend la forme de Canine (plans fixes, atmosphère froide et blanche, personnages aux noms indéterminés), pour cette fois-ci encore parler de famille, mais avec ce coup-ci le deuil au centre du sujet. Oui oui, le mec doit être un grand rigolo dans sa vie je pense.

Pour la petite histoire, quand j'ai vu Alps pour la première fois je pensais qu'il était antérieur à Canine et j'avais trouvé qu'il s'agissait d'un joli second essai de long métrage. Sauf qu'il est sorti deux ans plus tard, et là ça fait mal. Le film souffre de longueurs et la narration est à mon sens moins bien maîtrisée. C'est dans ce film qu'apparaissent les premières références humoristiques dans le travail de Yorgos. Seulement, comparé à The Lobster qui sortira quatre ans plus tard, on a ici une impression d'inachevé : trop sérieux pour être drôle, mais trop loufoque par moment pour que les situations paraissent sérieuses.

On se retrouve alors face à un film moyen par rapport à son prédécesseur, avec un statut un peu bâtard : une sorte de Canine 2 diront certains critiques après la séance de la Mostra de Venise, alors même que le réalisateur les décrit comme étant deux films opposés – l'un étant l'histoire d'un personnage qui veut s'échapper d'un monde fictif (Canine), et l'autre celle d'un personnage qui souhaite rentrer dans une société fabriquée de toute pièce. L'accueil du film sera d'ailleurs plutôt mitigé dans l'ensemble.

Après ce film, qui m'avait du coup vraiment laissé sur ma faim, sort The Lobster. Ce film c'est un peu la tentative hollywoodienne de Lanthimos après un cinéma qui avait été conçu pour un public déjà féru de 7ème art. On s'en rend compte tout de suite, le casting n'a rien à voir. Si on retrouve quelques têtes connues telles que son épouse Ariane Labed ou Angeliki Papoulia (les sœurs dans Canine), on voit pour la première fois des grosses pointures du cinéma : Colin Farrell en premier lieu et Léa Seydoux par exemple (facile d'être sur tous les bons coups quand c'est papa qui produit, hein ?). Prix du jury à Cannes en 2015, on sent que ce dernier film s'adresse à un public plus large.

On pourrait d'ailleurs voir en cette comédie dramatico-fantastique une sorte d'aboutissement d'Alps, où le mélange des genres commençait à se faire sentir. Sauf que, cette fois-ci, c'est bien mieux maîtrisé. Le spectateur arrive enfin à reconnaître l'humour là où il est présent. Dans ce monde de fiction, les célibataires se voient enfermés dans un hôtel pendant 45 jours afin d'y trouver l'amour. L'échec n'est pas permis et s'ils ne se dégottent pas leur âme sœur, ces derniers se voient transformés en l'animal de leur choix – ce sera le homard, donc, pour Colin Farrell. Ce film démarre à partir de la question suivante : comment les gens perçoivent-ils la solitude ? Dans ce monde où le célibat devient un crime, l'humour très présent reste porté par la narration très froide – une amie me disait « déshumanisée » - du réalisateur, donnant à cette œuvre une atmosphère très particulière.

Un début de carrière très prometteur

Au final, cet article n'a aucune prétention analytique. Il s'agit juste d'essayer de faire découvrir un cinéma que je trouve des plus intéressants à des personnes qui sont susceptibles de s'y intéresser. Non, ça n'est pas parfait et sur quatre films, je dirais que seulement deux valent réellement le détour (je vous laisse deviner lesquels).

Seulement, ce n'est qu'un début de carrière et je pense qu'on entendra à nouveau parler de Lanthimos tôt ou tard. Après avoir connu la galère des petits budgets dans un pays qui n'aide que très peu ses cinéastes – c'est par exemple la réalisatrice Athiná-Rachél Tsangári (Attenberg, 2010) qui a produit en majeur partie le travail de Lanthimos – ce dernier, grâce à la reconnaissance du public et de ses pairs, part à la conquête de Cannes et du public avec une œuvre à gros budget.

Mais même là, avec des acteurs d'envergure internationale et un genre très différent de ses débuts, on retrouve la patte Lanthimos, et c'est à mon sens ce qui différencie les vrais réalisateurs de ceux que j'appellerai simplement des exécutants – comme Rob Cohen par exemple (Coeur de dragon, Fast and Furious, xXx...).

Lanthimos a en effet ce talent pour poser des situations, les présenter à la limite de la dissection, mais sans jamais donner les clefs de compréhension. Il présente sans juger, afin que ce soit au spectateur d'analyser ses œuvres comme bon lui semble. À suivre donc.

Pour conclure, j'espère simplement que vous vous intéresserez à ces films. Plus qu'à ces films, je dirai même au cinéma indépendant en général. Alors à toi, jeune lecteur que j'ai su captiver jusqu'à la fin de mon article, voilà ce que j'ai à dire. Ce genre de cinéma a tellement à offrir, tellement à montrer : prend la peine de regarder ce qui se fait. En Grèce, en France, en Italie – la majeure partie des pays européens ont leur scène indépendante qui ne demande qu'à se faire connaître. Alors, pour une fois, plutôt que de regarder un énième épisode de How I Met Your Mother (tu l'as déjà vu en plus, j'en suis sûr), prends le temps et regarde tout ce que le cinéma a à offrir. Tu ne seras pas déçu, promis.