Néo-réalisme : cinéma d'après-guerre

L'Italie est connue pour son cinéma d'auteurs depuis longtemps par les cinéphiles grâce à des metteurs en scène de talent tels que Pasolini ou encore Antonioni. Cependant ils ne sont pas les seuls tenants d'un cinéma italien de qualité. Les productions italiennes d'après-guerre, bien que moins accessibles et célèbres, n'en restent pas moins intéressantes, puisqu'elles marquent un bouleversement dans la façon de filmer le réel.

Générique, crédit, plan d'ensemble. Noir et blanc. Berlin après les bombes. Zoom. Plan fixe sur une rue. Un enfant passe. Dézoom. Un bâtiment s'effondre. Travelling. Les gravats ont mortellement percuté l'enfant. Dézoom. Plan d'ensemble. Les passants assistent impuissant à la scène. Musique dramatique.

Allemagne, Berlin, une journée ordinaire d'après guerre. Grise. Désespérée. Sans espoir.

Triste réalité que les images produites par les fondateurs du mouvement italien nommé le néo-réalisme. Car oui, c'est ce dont il sera question aujourd'hui avec cet article : de la production cinématographique italienne entre 1945 et 1955. Avant donc de se lancer dans une analyse du courant et des œuvres produites lors de cette période, tentons de donner une définition à ce néo-réalisme, qui après 50 ans d'histoire n'a toujours pas trouvé de signification stricte. Si la période est la même pour tous, les choix opérés pour les productions des cinéastes néo-réalistes peuvent sembler de prime abord très variés. Quel est donc le point commun: les sujets traités, la mise en scène, les critères esthétique ou le matériel ?

Notre André Bazin national (auteur de nombreux essais sur le cinéma, critique, fondateur des Cahiers du Cinéma et mentor de la Nouvelle Vague française) le disait très clairement « le néo-réalisme enferme les chiens et les chats dans le même sac ». Selon Carlo Lizzani (réalisateur, scénariste) il s'agirait d'un « mouvement général d'un groupe d'artistes vers la découverte humaine et spirituelle » de l'Italie. Les thématiques seraient donc au centre de la vague néo-réaliste. Il faut dire qu'avec un événement comme la Seconde Guerre Mondiale et ses conséquences, les sujets ne manquaient pas.

« Après la guerre, nos sujets étaient tous préparés. C'étaient des problèmes très simples : comment survivre, la guerre, la paix. » Fellini.

Il y aurait donc une similarité dans les sujets abordés : la guerre, la pauvreté, la vie des minorités à l'arrière du front (enfants, femmes, vieillards), la paix regagnée. Cependant, ne voir dans le néo-réalisme qu'une unité thématique entre auteurs serait limiter le courant à son fond. La forme a son importance, même si ce n'est pas elle qui est primordiale pour pouvoir dire d'un film qu'il appartient ou non au néo-réalisme. Deux approches sont à étudier, le critère formel et celui du fond.

La forme est dans le fond

Pour comprendre l'enjeu thématique du mouvement néo-réaliste, il est impératif de venir faire un petit rappel historique pour pouvoir contextualiser ce courant artistique. Loin de moi l'envie ni l'ambition de vous faire revivre les longs monologues de vos professeurs d'Histoire Géo lors de vos tendres années d'études, et loin de moi aussi l'idée de vous prendre pour des idiots incultes. Mais pas le choix, déso !

Durant la Seconde Guerre Mondiale, l'Italie est alors en plein conflit, le Duce (Mussolini) dirige alors le pays des Spaghettis avec ses sosses fascistes d'une main de fer. Le problème est que l'Homme a toujours eu un problème avec l'autorité, surtout quand elle est imposée par la force, comme c'est le cas avec une dictature fascisto-militaire comme celle ci. La résistance s'organise (comme dans toute l'Europe) et se met donc en place pour lutter contre le régime Mussolinien avec l'aide des alliés. Bref, du côté Italien c'est pas vraiment la joie. Avec de tels événements, difficile de ne pas vouloir mettre en image les conditions de vie du peuple italien, des démunis ; c'est donc là tout l'intérêt du mouvement qui tend à montrer à quoi ressemblait le quotidien des Hommes à cette époque.

Rome, ville ouverte est perçu comme l'un des films fondateurs du mouvement néo-réaliste dans son ensemble, et permet à sa seule vision de saisir les objectifs du courant : filmer et transposer la brutalité de la guerre dans ce qu'elle a de plus terrible. Cette réalité désespérée est donc captée par les réalisateurs de l'époque. Il y a une là une forte volonté politique de s'opposer aux productions de la propagande fasciste. Pour faire face, dévoiler au reste du monde la situation, les cinéastes italiens vont porter leur regard sur cette société détruite, le tout dans une simplicité, une pureté de l'image enrobé par l'austérité du noir et plan. A ses prémices, le cinéma néo-réaliste va donc s'attacher à décrire la vie des individus en temps de guerre.

Paisa de Roberto Rosselini en est un bel exemple puisque sur les 6 segments qui le compose, chacun permet d'assister à l'impuissance du simple soldat, qui, peu importe le camps, reste un humain abandonné à lui-même, devant suivre des instructions qui peuvent potentiellement engendrer des conflits moraux. Les femmes ne sont pas oubliées puisqu'elles ont aussi leur place dans ce courant (et dans l'effort de guerre, n'oublions pas). Bien qu'elles n'en souffrent pas tout autant, devant désormais tenir la maison seule, faire vivre leurs enfants, trouver de quoi subvenir au besoin de tout un chacun.

Vittorio de Sica de son côté viendra illustrer le quotidien des italiens avec Ladri di biciclette (Le voleur de bicyclette), chef d'oeuvre du mouvement néo-réaliste mettant en scène un homme partant à la recherche de son vélo volé (pourtant outil indispensable pour pouvoir travailler). L'idée n'est pas de venir mettre en image un misérabilisme pathétique. Tous les protagonistes présents dans les pellicules néo-réalistes sont impuissants face à ce qu'il leur arrive. De Sica tisse de merveilleux liens et d'une rare puissance entre le père et son fils, ou bien entre les deux époux. La vie de famille décrite dans ce qu'elle a de plus dur, de plus vrai. Si la réalité est sinistre, il ne faut pas la modifier pour comprendre la guerre, il est impératif de capter des tranches de vies qui sont malheureusement vouées à l'errance. Il en ira de même avec Sciuscia, qui met en scènes les péripéties d'enfants errants dans les rues et abandonnés à eux mêmes dans cette Italie dévastée où tout le monde doit apprendre à survivre, qu'importe l'âge.

Pour beaucoup, les thématiques abordées par les metteurs en scène italiens de cette époque peuvent sembler simplistes, peu élaborées. Or c'est là que le néo-réalisme tire sa force, car il sait redonner l'importance à des notions simple et pourtant très humaines. C'est par ce postulat que le mouvement remet en avant des notions, valeurs simples qui en temps de guerre reprennent leur importance. Assister à la descente aux Enfer des deux personnages de Sciuscia peut être vécu comme une tragédie, puisque l'on sait que rien ne pourra se terminer correctement pour eux. Pour conclure sur l'importance du fond, rappelons nous avant tout de l'aspect social des films néo-réaliste, cru, mais avant tout réel.

Une vision formelle stricte

Si le cinéma néo-réaliste reste encré dans une réalité moderne et véridique dans ce qu'il montre à l'écran, André Bazin voyait avant tout dans ce courant une unité formelle, permettant objectivement de classifier un film comme appartenant au mouvement. À partir des années 50 les réalisateurs s'éloignent de leurs sujets de prédilection : la vie d'après guerre. La trilogie de Rosselini (Europa 51, Stromboli, Voyage en Italie) en est l'exemple typique, le temps de la guerre est passé, arrive alors le temps de la reconstruction, la vie peut désormais reprendre son cours.

Quels sont alors les critères esthétiques, formels, permettant l'identification d'un film comme étant néo-réaliste ? Bazin dans « Qu'est-ce que le cinéma » apporte dans sa réflexion une dizaine de critères, qui aujourd'hui sont reconnus comme essentiels, fondamentales, pour ce mouvement :

  • La modicité du budget, conséquence du peu de moyen possible à allouer au cinéma en période de guerre et par la suite.

  • L'utilisation de la post synchronisation labiale très visible lors des balbutiements du néo-réalisme. Les films étaient en effet tournés en muet.

  • Le tournage en décor réel comme avec Allemagne Année Zéro. Le terrain était plus qu'apte à devenir lieu de tournage après les dégâts causés par les affrontements militaires.

  • L'utilisation d'acteurs non professionnels permettant d'humaniser le plus possible les personnages dans le but d'une pureté de la réalité. Sorte de volonté de s'éloigner des studios.

  • Le recourt fréquent à l'improvisation qui conduit à un allégement des dialogues pouvant passer pour simpliste. En effet les longs monologues pseudo philosophiques sont inexistants.

  • Une image proche du documentaire (peu de mouvements de caméra chorégraphiés). Fait peu étonnant lorsque l'on sait que certains metteurs en scène ont débuté par des reportages de guerres (tels que Rosselini).

  • La primauté du plan d'ensemble permettant d'apporter une unité à l'écran puisqu'il est « essentiel de considérer la réalité comme un bloc non pas certes incompréhensible mais indissociable ». En effet l'humain fait partie d'un tout qui l'influence. On peut y voir derrière cette pensée une façon d'analyser le comportement humain comme le font les théories marxistes anti-individualistes.

  • Le refus d'effet visuel. La réalité doit être monté telle qu'elle est et non pas travestie.

  • Le montage lui aussi se fait sans fioritures, sans effets ajoutés. 

« Les choses sont là, pourquoi les manipuler ? » Rosselini. Ces critères formels sont la condition pour qu'un film puisse se revendiquer du mouvement. La question n'est pas de tous les respecter à la lettre, peu le feront, mais de s'imposer une méthode de réalisation la plus simple possible pour pouvoir rendre au cinéma cette vision de la réalité qui avait jusqu'ici été oubliée au profit de nouvelles techniques cinématographiques. De fait, les tournages pouvaient sembler plus chaotique qu'un tournage en conditions « normales » en studio.

Pour illustrer ce joyeux bordel, petite anecdote plaisir ; Rosselini avait mis en place un dispositif lui permettant de faire des zooms sans faire attention au cadrage ni l'équipe technique, l'opérateur (le type qui fait la lumière) devant alors s'adapter, suivre le réalisateur sans forcément voir les caméras qui pouvaient lui arriver de dos en plein sur la gueule ; ce qui pouvait le mettre en danger, mais le plaçait surtout en situation réelle. Cette technique est assez symbolique de la recherche du réel néo-réaliste.

Le néo-réalisme et l'image-fait selon Bazin

« Le néo-réalisme est une description globale de la réalité par une conscience globale. Le néo-réalisme se refuse par définition à l'analyse politique, morale, psychologique, logique, social ou tout ce que vous voudrez des personnages et leurs actions ». Le néo-réalisme est une vision réaliste du monde qui nous entoure par le prisme de la caméra. C'est ce qu'André Bazin (encore et toujours) appellera l'image-fait. Loin de moi l'envie de vous faire un cours sur l'analyse Deleuzienne du cinéma (bien que ce serait à n'en point douter passionnant), cette nouvelle perception du réel est une avancée, une transformation fondamentale du mouvement. Le classicisme avait imposé une image-action qu'Orson Welles utilisera avec brio. Cependant les faits n'étaient que représentés, reproduits, alors que l'image-fait comme la décrit notre ami André vise le réel, il ne le représente plus. Les gestes du quotidien qui pouvaient sembler anodins prennent sous la caméra des néo-réalistes leur sens pour décrire le quotidien, la réalité.

Visconti avec Ossessione (les amants diaboliques) en fera une très belle démonstration lors des plans séquences introduisant l'épouse du barman interprétée par Clara Calamai ou chez De Sica avec ses plans séquences centrés sur les gestes de la femme de ménage dans Umberto D. Filmer ainsi, ces gestes prennent leur sens, ils ne sont pas que figuratif. On s'éloigne aussi du réalisme soviétique comme le faisait en son temps Eisenstein (Le Cuirassé Potemkine). La perception du réel ne passe plus par la subjectivité de l'oeil du réalisateur mais par l'objectivité de la caméra. Filmer et non reproduire. Laisse sa place au réel tel qu'il est.

Le désenchantement néo-réaliste : perte de vitesse du mouvement

Et comme toute chose à une fin, il en va de même avec le néo-réalisme italien. Si le courant se fatigue au début des années 50 dans son aspect social, la forme reste respectée par ses auteurs. Ce sont d'ailleurs eux qui y mettront fin en changeant de registre avec le temps, De Sica s'éloignant de ses fables sociales sublimées (passant à un néo-réalisme « rose », plus romantique), Rosselini s'attaquera à des projets de commande loin de son univers sinistre. Ce sont ces mêmes metteur en scène qui reviendront en studio, recommençant à fimer sur plateau, et en proposant dans leur casting des acteurs stars comme Ingrid Bergman chez Rosselini.

Les scénaristes qui travaillaient aux côtés des réalisateurs prendront leur propre voie en passant derrière la caméra. Fellini, Antonioni iront explorer de nouvelles contrés, plus hystériques, plus poétiques. Abandonnant la volonté de réalisme social pour perfectionner leur identité visuelle, perfectionnant leur esthétique en se dégageant des critères néo-réalistes. Un nouveau cinéma d'auteur italiens verra le jour, quittant le monde gris de l'après-guerre. La reprise économique du pays permettra de retrouver des budgets plus élevés, les studios se réveillerons à nouveaux et proposeront de nouvelles comédies, du divertissement grand public.

La cause de la disparition du néo-réalisme italien ne peut cependant pas être seulement imputée qu'à ses auteurs, la classe politique y est aussi pour beaucoup. En effet, la censure viendra affaiblir plusieurs films néo-réalistes des années 50, certains sujets devenant tabou comme la Résistance par exemple. « le néo-réalisme n'est pas mort de mort naturelle, c'est un assassinat d'Etat auquel ont participé certains membres de la D.C (Démocratie Chretienne, partie politique italien au pouvoir en ces années), des campagnes de presse extrêmement violentes et bien orchestrées, des pressions en tout genre, une certaine production rose et rassurant... » De Santis.

Voilà ce qu'était le néo-réalisme, une vision social de la vie humaine encadré par une mise en scène typique. Si l'on devait un jour montrer aux nouvelles générations à quoi ressemblait la vie de nos anciens durant la guerre et après, il suffirait d'un film appartenant au mouvement pour pouvoir saisir un peu l'étendue de ce que signifiait vivre en Italie à cette époque. Un cours d'histoire, passionnant, crédible, sans fioritures. Un cinéma intègre.