Venez contempler le mur qui sépare votre réalité de vos fantasmes, venez donc vous perdre aux limites de vos rêves.
Les grands réalisateurs, aussi bien japonais, qu'américains ou européens, ont peut-être tous en commun de mettre en avant dans leurs œuvres un thème récurrent, une obsession. L'homme qui nous intéresse aujourd'hui partage celle de Philip K Dick : la frontière floue qui sépare la réalité du rêve ou du fantasme.
On an Island
C'est le 12 octobre 1963 que Satoshi Kon naît à Kushiro, une petite ville à l'est de l'île d'Hokkaido (nord du Japon). Cependant il passe son enfance à Sapporo à cause du travail de son père, c'est d'ailleurs dans cette ville qu'il se lie d'amitié avec Seiho Takizawa, connu bien plus tard en tant que mangaka (103ème escadrille de chasse).
Il retourne finalement à Kushiro afin d'intégrer le lycée Koryo, son objectif étant de devenir animateur. En effet durant son enfance Satoshi s'intéresse au monde de l'animation et particulièrement au genre de la science-fiction, avec notamment des séries comme Mobile Suit Gundam, Space Battleship Yamato ou encore Conan, le fils du futur. Il s'intéresse aussi aux mangas et particulièrement à Dômu de Katsushiro Otomo (on lui doit Akira, rien que ça) qui le marquera fortement.
À sa sortie du lycée, Satoshi Kon entre à l'université d'art de Musashino où il débute des études de design visuel. C'est en parallèle qu'il travaille sur son premier manga dénommé Toriko et publié en 1985 dans le magazine Weekly Young Magazine, bien qu'assez courte, l'oeuvre se verra décerner le prix Tetsuya Chiba d'excellence pour débutant. Par la suite, il trouve du travail en tant qu'assistant pour... Katsuhiro Otomo, rien que ça !
Satoshi Begins
1987 marque la fin de ses études mais il ne se reposera pas pour autant, puisqu'il publie en quelques années plus tard le manga Kakisen qui, pour la première fois, voit une œuvre de Satoshi être publiée au format relié. Il travaille aussi activement avec son mentor Katsuhiro en rédigeant le script de son film World Appartment Horror et par la suite adaptera le film en manga.
Par la suite, il travaille enfin comme animateur mais aussi maquettiste pour le film d'animation de science-fiction Roujin Z de Hiroyuki Kitakubo dont le script est dû au papa d'Akira (encore lui), il est aussi superviseur pour le film d'animation Patlabor 2 : The Movie de Mamoru Oshii (Patlabor, Ghost in the Shell) avec qui il collaborera ensuite sur le manga Seraphim à partir de 1995.
Alors incapable de se reposer, il enchaîne avec un projet plus personnel : le manga Opus qui finira malheureusement inachevé avant la fin du second tome, en cause la faillite du magazine dans lequel il est pré-publié. Cette fin précipitée pousse Satoshi Kon à mettre de côté sa passion pour le manga et à se concentrer uniquement sur son autre passion : l'animation.
Il travaille finalement sur le nouveau projet de Katsuhiro : Memories, regroupant trois court-métrages où Satoshi s'occupe à la fois du layout (qui consiste à transformer un storyboard en une mise en scène en 3D), du design, des décors et du scénario d'un des trois segments, appelé Magnetic Rose. C'est avec ce court-métrage que Satoshi Kon va pour la première fois utiliser la notion de réalité subjective pour l'une des scènes du film.
I'm Blue
Nous sommes en 1997 et Satoshi Kon se voit offrir l'adaptation en film d'animation du roman Perfect Blue de de Yoshikazu Takeuchi dont l'histoire tourne autour d'une idole japonaise (jeunes artistes souvent très médiatisés, à la fois chanteurs, acteurs, animateurs, modèles, sous contrat pour une durée limitée pendant quelques mois ou années). Bien qu'à l'origine cette adaptation devait être tournée en prise de vues réelles, suite au tremblement de terre de Kobe en 1995 ayant touché le studio de production le budget s'est vu réduit, devenant un anime.
Cependant, le réalisateur ne trouvait pas que le roman d'origine ferait un bon film, il demanda donc à changer radicalement certains passages, demande qui fut acceptée à condition que les thèmes « idol », « stalker » (personne pratiquant le harcèlement) et « horreur » soient présents dans l'histoire. Aidé par le scénariste Sadayuki Murai, il remania l'histoire et y ajouta la notion de réalité subjective, thème qui inspirait alors Satoshi Kon depuis la réalisation de Magnetic Rose et qui finalement deviendra le pivot central du film.
Le long-métrage d'animation Perfect Blue raconte donc l'histoire de Mima, une idole japonaise qui décide de quitter le groupe de musique pourtant populaire Cham afin d'entamer une carrière d'actrice et commence par un rôle dans une série télévisée. Dès l'annonce de sa reconversion, de plus en plus d'événements inquiétants surviennent : elle reçoit des mails de menace, un site internet relate tous ses faits et gestes (le tout à la première personne). Commence alors un véritable voyage aussi bien physique que psychologique.
Reality Show
Et si un thème ressort particulièrement de l’œuvre, c'est bien celui de la réalité subjective comme citée plus haut. En effet tout au long de l'histoire, Satoshi va essayer de perdre le spectateur ainsi que son personnage principal en jouant sur cette réalité qui n'en est pas toujours une. Tandis que le personnage de Mima s'engouffre de plus en plus dans un cauchemar interminable, le réalisateur floute encore un peu plus les frontières entre la réalité et le rêve ou les hallucinations, une façon de faire qui ne laissera pas le spectateur en sortir indemne, à l'image encore une fois de son personnage principal. Le parallèle entre l'incompréhension qui s'installe entre le personnage principal et le spectateur est sûrement ce qu'il y a de plus intéressant dans ce film, créant de suite un lien fort.
À sa sortie en salles, le film connaît un grand succès, aidé par la présence de Katsuhiro Otomo alors crédité comme « Special Supervisor » et sa diffusion dans de nombreux festivals. Le long-métrage s'exporte ainsi dans le monde où il se voit acclamé par la critique.
Les hommes qui n'aiment pas les femmes
Peu après la sortie de Perfect Blue, Satoshi Kon sait déjà sur quoi il veut travailler. Grand fan de l'écrivain Yasutaka Tsutsui, il aimerait adapter l'un de ses romans : Paprika. Malheureusement, la société de production avec laquelle il travaille à cette adaptation, et qui était aussi à l'origine de son précédent film, fait faillite et le projet se voit annulé. Cependant tout ne s'arrête pas là, puisque l'un des producteurs de Perfect Blue, alors séduit par le concept de réalité subjective du film, lui propose de réaliser un nouveau long-métrage traitant de la même thématique.
Ce film c'est Millenium Actress et il est aidé encore une fois au scénario par Sadayuki Murai. Si la thématique chère à son réalisateur est bel et bien là, elle n'est pas pour autant représentée de la même manière que dans sa précédente production. Ici, le réalisateur joue davantage sur les notions de trompe-l'œil ainsi que sur la perte de la notion du temps. Avec ce film, Kon tente de faire de Perfect Blue et Millenium Actress deux interprétations différentes du même thème.
Le film raconte donc l'histoire d'une ancienne actrice populaire à la retraite et vivant recluse. Recevant un jour un journaliste, elle décide de lui raconter sa vie, de son enfance en passant par les différents événements de sa vie l'ayant poussée à devenir actrice, ainsi que d'une histoire d'amour tragique. Le long-métrage est encore une fois apprécié et reçoit de nombreuses récompenses à travers le monde,
Paranoia Cafe
C'est un an après que le réalisateur s’attelle à son troisième long-métrage : Tokyo Godfathers. Il met cette fois de côté son thème fétiche. Racontant l'histoire de trois sans-abris : Gin, un homme ruiné, Miyuki, une adolescente alors en fugue et Hana, une femme transgenre qui, le soir de Noël, découvrent un bébé avec une clé de casier de gare au milieu des ordures, marquant le début de leur aventure à la recherche de la mère du chérubin.
Le film à tout d'un conte de Noël, les trois sans domicile fixe pouvant être comparés aux Rois Mages et l'enfant au Petit Jésus. Mais Satoshi Kon en profite pour approfondir ses personnages tout au long du film, en dévoilant leur passé respectif. Le réalisateur tire d'ailleurs de situations tragiques (la violence de la rue auxquels sont confrontés les personnages ou encore l'abandon d'enfant) un véritable décalage comique, créant un contraste, un mélange d'émotions des plus maîtrisé qui ne manquera pas de faire réagir le spectateur. À noter que cette fois, le réalisateur change de scénariste et s'associe à Keiko Nobumoto, scénariste entre autre des animes Wolf's Rain et Cowboy Bebop.
Peu de temps après, Satoshi réalise sa première série télévisée, Paranoia Agent, dans laquelle il décide d'insérer plusieurs idées n'ayant pu être exploitées lors de ses dernières réalisations. Composée de 13 épisodes, l'anime traite de plusieurs thèmes devenus chers à son créateur comme, bien sûr, la réalité subjective ainsi que des thèmes plus sociaux comme le stress, le surmenage ou le culte de la réussite. Paranoia Agent prend d'abord des airs de série policière pour doucement tendre vers le fantastique au fil des épisodes. L'anime, alternant entre plusieurs points de vue et personnages, nous propose ainsi en permanence un savant mélange entre réalité et illusions, questionnant le spectateur et dénonçant par la même occasion les travers de la société japonaise (suicide, pression professionnelle, etc).
Paprika, j'ai envie de danser comme toi
C'est en 2006 qu'il réalise enfin un vieux rêve avec l'adaptation de Paprika, projet sur lequel il avait d'abord travaillé peu de temps après Perfect Blue mais qui n'avait malheureusement pas pu voir le jour. Adapté du roman de Yasutaka Tsutsui, le film nous raconte la création du DC Mini, un prototype révolutionnaire permettant aux psychothérapeutes d'enregistrer les rêves de leurs patients afin de les examiner et de mieux comprendre les traumatismes subis par les patients. Les prototypes sont malheureusement volés, n'ayant pas encore de système de contrôle d'accès intégré, une telle invention pourrait avoir des résultats dévastateurs, le détenteur d'un DC Mini pouvant entrer dans les rêves de n'importe qui et de les manipuler. Commence alors l'enquête surréaliste qui mettra au clair bien des mystères.
Satoshi Kon oblige, les fans ne sont pas trop dépaysés, le réalisateur s'amuse encore une fois à brouiller les frontières entre la réalité et l'illusion, mais de façon différente cette fois-ci. En traitant du rêve et de ses interconnexions avec la réalité, Satoshi Kon peut laisser libre cours à son imagination, un véritable spectacle surréaliste où, monde du rêve oblige, la logique n'a pas vraiment sa place.
Paprika reçoit un très bon accueil critique un peu partout dans le monde, aussi bien au Japon où il rafle le prix du meilleur long-métrage d'animation du Tokyo International Anime Fair ou encore au Canada où il remporte le prix du public lors du Festival du Nouveau Cinéma. Aujourd'hui encore, le film est souvent présenté comme le meilleur du réalisateur.
Suite et fin
En 2007, il collabore avec des grands noms de l'animation comme Makoto Shinkai et Mamoru Oshii sur Ani-Kuri 15, un programme TV pour lequel il réalise un court-métrage d'une minute : Ohayō qui présente une jeune femme à son réveil. Peu de temps après, il participe à la création de la Japan Animation Creators Association qui vise à sensibiliser sur les conditions de travail précaire des jeunes animateurs.
Par la suite il travaille à la réalisation d'un nouveau long-métrage Yume Miru Kikai (La machine qui rêve), censé viser un public plus jeune, film qui ne verra malheureusement jamais le jour. Début 2010, Satoshi Kon se voit diagnostiquer un cancer du pancréas alors en phase terminale. Ne lui restant qu'une demi année à vivre tout au plus, il décide de passer le temps qui lui reste chez lui. Il se fait alors discret à propos de son état, ne rendant pas sa maladie publique. Satoshi Kon décède le 24 août 2010 à l'âge de 46 ans.
Obsessionnel et acharné, Satoshi Kon aura su, comme d'autres réalisateurs, marquer l'animation japonaise de son empreinte en ne cessant jamais de questionner le spectateur et lui faire comprendre que ce qu'il voit n'est peut-être qu'une illusion.