Quand les historiens se pencheront sur les années 2000, ils regretteront la propagation d'un virus nommé la télé-réalité. Jim Carrey et Peter Weir nous avaient pourtant prévenu dès 1998 des dérives de ce divertissement grâce au magnifique film The Truman Show.
Été 1998. Le cinéma américain surchauffe avec une ribambelle de blockbusters devenus cultes pour diverses raisons, pas toutes flatteuses. Il Faut Sauver le Soldat Ryan, L'Arme Fatale 4, Mulan, Le Masque de Zorro, Armageddon, Doctor Dolittle, Small Soldiers... Cependant, un film va surprendre le public, la critique et même ses producteurs. C'est The Truman Show, une œuvre qui sera sélectionnée aux Oscar six mois plus tard.
BIENVENUE DANS LA VIE DE TRUMAN
L'histoire de The Truman Show semble ennuyeuse de prime abord. Nous suivons la vie d'un certain Truman Burbank (interprété par Jim Carrey), un américain dans sa trentaine bien tassée qui a une vie classique. Il n'a jamais quitté sa ville de Seahaven, un havre de paix typique de la culture américaine des années 50-60 (l'histoire se déroule de nos jours). C'est la bonne vielle Amérique où un homme est dévoué à sa communauté, son mariage et son travail. Truman est un honnête homme, joyeux, un peu rêveur, qui aime la vie et aime les autres. C'est un chic type que l'on apprécie immédiatement.
Ça, c'est la vie de Truman comme il la conçoit. En réalité, Truman est la victime de la plus grande émission de télé-réalité jamais conçue. En effet, il est la star du Truman Show, une émission diffusée depuis... sa naissance ! Nous découvrons ainsi dès le début du film que Truman appartient à une chaîne de télévision qui a exploité sa vie depuis qu'il a poussé ses premiers cris. À son insu, des millions d'américains observent chaque jour ses moindres gestes. La ville de Seahaven n'est qu'un gigantesque plateau de tournage enfermé dans un dôme. La météo est artificielle, des milliers de caméras sont planquées partout et tous les habitants sont des acteurs ! Ses parents, sa femme, ses amis, ses collègues, tout le monde travaille pour la chaîne sans que Truman ne soupçonne quelque chose. Le phénomène est tel que chaque événement majeur de la vie de Truman est célébré par le monde entier, comme son mariage par exemple. Il est l'être humain le plus populaire ayant jamais existé, sans même le savoir.
On exploite ainsi la vie de Truman 7 jours 7, 24 heures sur 24, et on la manipule pour générer un scénario à même de conserver l'intérêt du public pendant ces trois décennies. À tout moment, les acteurs peuvent obéir à un ordre de la production pour encadrer Truman qui pense réellement que sa vie est idyllique. Ainsi, son désir de découvrir le reste du monde a constamment été annihilé par diverses expériences traumatisantes. Cela a permis de lui inculquer une peur maladive de quitter sa ville, le faisant toujours renoncer au dernier moment. La production a éduqué Truman, l'a modelé pour en faire le héros parfait. Sa femme ? On l'a mise sur sa route. Son travail ? Ce n'est qu'un prétexte pour le faire sortir de chez lui. Et ainsi de suite. Seulement, il y a eu une fois un déraillement dans le scénario qui a été contrôlé juste à temps, sans que Truman comprenne la situation. Des années plus tard, cela va se reproduire et tout changer, car Truman va se mettre à émettre des doutes sur le comportement des habitants de sa ville.
UNE LENTE GESTATION
Si cette histoire est assez originale, celle entourant la production du film est savoureuse. Tout part d'une idée d'un certain Andrew Niccol. Nous sommes en 1991 et personne ne connaît celui qui réalisera plus tard plusieurs films de qualité : Bienvenue à Gattaca en 1997, Lord of War en 2005 et Time Out en 2011. Notons aussi qu'il a scénarisé le film Le Terminal de Spielberg avec Tom Hanks sorti en 2004. En 1991 donc, le bon Andrew écrit une page de script pour un film intitulé The Malcom Show. Une page, c'est peu, mais c'est assez pour poser les bases d'une histoire qui sera de toute façon réécrite bien trop de fois pour être compté.
Initialement, The Malcom Show est un projet de science-fiction assez sombre. Il s'inspire de l'épisode #62 de la série télévisée The Twilight Zone (La Cinquième Dimension en France), le remake de la fin des années 80 de la célèbre série des années 50 (appelée chez nous La Quatrième Dimension). Cet épisode diffusé en 1989 se nomme Special Service (en France « Souriez vous êtes filmé »). Son auteur n'est pas inconnu des sériesvores et lecteurs de comics : J. Michael Straczynski ! Le monsieur derrière la série TV Babylon 5 et les comics Spider-Man ou Thor. Voici le pitch de cet épisode : « John Sellig est un homme sans histoires qui, un jour, découvre que sa vie est filmée et que les gens le regardent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cependant, il va recevoir l'aide d'un technicien nommé Archie. » Ça ressemble drôlement à The Truman Show, non ?
Andrew cherche à percer dans le milieu cinématographique pour devenir réalisateur. Sa rencontre avec le producteur Scott Rudin (de très nombreux films dont la Firme) va bouleverser sa vie. Ce dernier achète cette fameuse page pour 1 million $, commande un scénario et le propose à la Paramount, un des principaux studios Hollywoodiens. Il semble que chaque personne ayant posé les yeux sur ce projet s'emballe. Andrew pense avoir là sa chance de faire ses grands débuts derrière une caméra. Il estime le budget du film à 80 millions de dollars. Malheureusement pour lui, Paramount le trouve trop bleu pour un tel budget. De plus, elle veut un acteur bancable. Niccol est écarté de la réalisation, non sans dédommagement, et s’attelle à peaufiner son script.
S'engage alors une sacrée bataille pour obtenir le poste de réalisateur. De grands noms sont envisagés et c'est Brian De Palma qui semble destiné à tourner ce film. Brian est à l'apogée de sa carrière à cette époque (1993-1994). On lui doit Scarface en 1983, Les Incorruptibles en 1987 et L'Impasse en 1993. Bref, c'est le choix parfait. Néanmoins, la négociation tourne mal, notamment pour des affaires de syndicat des auteurs, mais aussi parce que le réalisateur souhaite utiliser Tom Hanks (qu'il a déjà dirigé en 1990 dans The Bonfire of The Vanities) et qu'il prépare à ce moment-là l'adaptation d'une série nommée Mission Impossible, qui sera un carton au cinéma en 1996. Paramount cherche alors un autre réalisateur en espérant sortir le film en 1996, mais la production prend du retard.
Bryan Singer, qui finalise un certain film nommé The Usual Suspects pour l'année 1995, semble tout faire pour convaincre le studio de lui filer ce projet. Paramount flippe un peu et réduit le budget à 40 millions de dollars. Il faut dire que le studio prépare de sacré films pour les années à venir : Titanic de James Cameron et Volte-Face de John Woo en 1997, Deep Impact et Il Faut Sauver le Soldat Ryan en 1998. C'est alors que Niccol, toujours attaché au projet, recommande le réalisateur australien Peter Weir.
LA COURSE AU POSTE
Peter Weir se fait un nom en 1982 avec L'année de tous les Dangers où il dirige Mel Gibson et Sigourney Weaver (le film récolte un Oscar pour le meilleur second rôle féminin). Il récidive trois ans plus tard avec Witness, qui offre à Harrison Ford un rôle à contre-emploi au sein de la communauté des Amish. Rebelote en 1989 avec le mythique Le Cercle des Poetes Disparus. Cette fois, c'est Robin Williams qui bénéficie du talent de Weir. Connu jusqu'à lors pour ses talents comiques, l'acteur prouve sa capacité à interpréter un rôle dramatique profond.
Paramount a trouvé son réalisateur, il faut maintenant choisir la star qui sera Truman. Là encore, rien n'est facile. Si la piste Tom Hanks s'est refroidie avec celle de De Palma, celle de Robin Williams apparaît idéale de par sa relation avec Weir. Néanmoins, le réalisateur va de nouveau surprendre tout le monde en choisissant Jim Carrey. Comment dire ? À l'époque, cette association laisse sceptique. Voici un extrait d'un article paru dans le Los Angeles Times en 1996, avant que le film ne se tourne : « This could wind up being Peter Weir's year of living dangerously. The Australian director […] is attempting to alter the public's perception of Jim Carrey. […] But is Carrey qualified to carry such a dramatic role? […] At first blush, it seems a bizarre match. And some who know the director and the actor consider it a joke. "Anyone around here would have suspected Weir's next move would have been a film with a star like Harrison Ford, certainly not Carrey," one Paramount source says. "He's a great director, but this will really put him to the test." Others pin Weir's move as another flashback. After all, it was Weir who directed Robin Williams in Dead Poets Society.[…] And it worked--for both Weir and Williams. It became the director's most commercially successful film. […] Robin in many ways set the example for Jim. 'Truman' is a good choice for him. It's off-center material, but it's not like he's doing Love Affair' either. »
Traduction rapide : c'est un dangereux pari de la part du réalisateur qui tente de modifier la perception qu'a le public de Jim Carrey. Ce dernier est-il qualifié pour un rôle dramatique ? Serait-ce une vaste blague ? C'est un test pour celui qui aurait pu diriger de nouveau Harrison Ford, mais c'est un bon choix pour Jim Carrey qui a tout à y gagner, comme Williams en 1989 avec Weir.
Il faut dire que Jim Carrey, en 1998, c'est un acteur de 36 ans abonné aux comédies grivoises : Ace Ventura, The Mask, Dumb and Dumber, Menteur menteur... Un acteur bancable, qui gagne de gros cachets mais que l'on n'imagine pas du tout dans un film sérieux. De plus, les échecs Batman Forever en 1995 et Disjoncté en 1996 (par Ben Stiller) vont écorner son image d'artiste à succès. Toutefois, Weir a une idée bien précise en tête. Avec la Paramount, il souhaite édulcorer le script pour le rendre plus fun et en faire une comédie dramatique. Carrey sera là pour apporter cette petite touche de folie, notamment avec certaines improvisations devenues légendaires. L'acteur baisse son salaire pour faire comme on dit en France son Tchao Pantin (Coluche), mais sa participation aux bénéfices interviendra plus tôt. Il faut aussi rappeler que Carrey a entre-temps repoussé le tournage de The Truman Show pour empocher 20 millions de dollars dans Disjoncté. Il peut donc se permettre de n'être payé « que » 12 millions de dollars. Paramount accepte ce délai qui inévitablement faire gonfler le budget qui sera au final de 60 millions de dollars pour une comédie dramatique, alors que le film d'action Volte-Face en coûte 80.
TRUMAN VS GODZILLA
En attendant 1996 et la disponibilité de Carrey, Andrew Niccol réécrit inlassablement son scénario tandis que Peter Weir met sur pied une bible retraçant l'histoire fictive de cette émission de télé-réalité. Le casting s'étoffe avec un groupe d'inconnus : Laura Linney (Congo en 1995, Peur Primale en 1996, Les Pleins Pouvoirs en 1997 de Clint Eastwood), Noah Emmerich (Beautiful Girls en 1996, Cop Land en 1997) et Natascha McElhone (l'ex-femme du héros de la série Californication). Seule star de l'époque à donner la réplique à Carrey : Ed Harris. Cette gueule typiquement américaine enchaîne les films prestigieux depuis les années 80. On peut citer L'Etoffe des héros en 1983, Abysss en 1989, La Firme en 1993, Apollo 13 et Nixon en 1995, Rock en 1996... Il a même tourné avec Laura Linney dans Les Pleins Pouvoirs en 1997. À l'origine, c'est Dennis Hopper qui est envisagé, mais il s'est barré juste avant le tournage. Il sera puni en faisant en 1998 la voix d'un jeu vidéo et un Direct-to-DVD. Bien fait.
Une fois Jim Carrey disponible, le film est tourné mais tout n'est pas encore gagné. Déjà, sa sortie est encore repoussée de presque un an, passant de la fin de l'été 1997 au début de l'été 1998. Paramount va se faire tellement de fric avec Titanic à Noël 1997 que ses comptes ne seront pas impactés. Ce délai va pourtant être bénéfique. Déjà, la production a le temps de boucler son film pour l'hiver 1997 sans trop de pression. De plus, les équipes marketing de la Paramount vont abattre un énorme travail pour déminer les critiques envers Jim Carrey. Rob Friedman, le directeur marketing de la Paramount à l'époque, déclara après la sortie du film : « Notre plus grosse tâche fut de vendre Jim Carrey à ceux qui ne croyaient pas en lui ». Nous avons vu plus haut que tout le monde est sceptique envers l'association Weir-Carrey. La chance du film, c'est d'être prêt des mois avant sa sortie. Ainsi, de janvier à juin 1998, à une époque où internet n'avait aucun impact sur les recettes d'un film, un énorme bouche à oreille va naître grâce aux 300 projections presse organisées par le studio !
Time ou Entertainment Weekly mettent Jim Carrey en couverture de leur magazine. Un buzz se créé autour du personnage et de cette ville de Seahaven. C'est ce qu'on appelle la hype, le Graal de tous les communicants. Arthur Cohen, un des boss marketing de la Paramount, déclara à l'époque : « Nous le montrions à un groupe de spectateurs test en espérant qu'il plaise, et les gens l'ont adoré. On l'a alors montré au groupe suivant, en osant espérer que trois personnes sur quatre allaient l'apprécier. Ils l'ont tous aimé. Puis ce fut jusqu'à 7 membres sur 10 des panels ». Les éléments de communication vont aussi évoluer au fil des projections presse et des articles. La première affiche montrait une image de Jim réalisée à partir d'une centaine de scènes du film. À la fin du marathon médiatique, les affiches présentaient juste Carrey endormi dans une télévision avec le slogan suivant : « À l'écran sans le savoir ». 10 jours avant la sortie du film, le studio avait compris que le pari était réussi. Les critiques élogieuses se sont mises à pleuvoir, menant le film à une belle saison des prix avec à la clé un Golden Globe pour Jim Carrey et pour Ed Harris, un prix Hugo pour le film, un BAFTA pour le réalisateur et un pour le scénario, et enfin des nominations aux Oscar pour le réalisateur, Ed Harris et le scénario.
Côté business, le constat est tout aussi réjouissant, sans pour autant avoir établi des records. Pour rappel, le budget était de 60 millions (on ne compte pas le marketing dans ces analyses, ni les recettes DVD et droits TV). Le film a généré 125 millions de dollars de recettes aux USA, mais aussi 138 millions de plus à l'étranger. 263 millions de dollars pour 60 millions, c'est excellent. Mieux, le film a raflé la première place des entrées dès son premier week-end d'exploitation malgré un sujet plus risqué que ses concurrents. En face, le thriller Meurtre Parfait avec les stars Michael Douglas et Gwyneth Paltrow. N'oublions surtout pas le blockbuster Godzilla, sortit deux semaines plus tôt. On parle même d'un duel entre Jim Carrey et Godzilla, et donc Paramount et Sony. Truman précipite la chute du monstre qui devait exploser le box office cette année là. En seconde semaine, le film résiste à 6 jours 7 nuits avec Harrison Ford qui est dirigé par le réalisateur de SOS Fantômes. Les semaines défilent, Truman Show s'efface logiquement face aux monstres médiatiques Disney (Mulan) et X-Files tout en réalisant une belle carrière.
Quand Ben Stiller rencontra un méga-succès avec Mary à Tout Prix le même été, on lui reprocha son utilisation de Carrey dans Disjoncté, n'ayant peut-être pas su correctement utiliser le talent de cet acteur. C'est dire si le pari était réussi pour la Paramount.
LE SHOW TELEVISE ULTIME
Pour finir, sans vouloir jouer le critique cinéma, philosophe ou historien du bistrot, replaçons ce film dans son époque. Nous sommes à la fin des années 90 et tout ce qu'elle apporte d'émerveillement. Le 21ème siècle est proche, la science évolue vite et la technologie informatique est en train de révolutionner le monde. Certes, les prédictions des œuvres de science-fiction des années 50 ne vont pas se réaliser (robot et voiture volante, c'est pas pour tout de suite) mais notre vie change considérablement. Après une évolution des mœurs, la société semble revenir à un état conservateur, toute une génération révolutionnaire devant faire face à la dure réalité d'être un parent responsable qui doit subvenir au besoin de sa famille. Le capitalisme semble avoir gagner la bataille idéologique, les USA sont les rois du monde et l'expansion du Câble à la télévision engendre une profusion de chaînes, donc de programmes, donc une concurrence exacerbée.
Il faut absolument inventer la télévision du 21ème siècle, celle qui va encore plus divertir le public qui commence à déceler les ficelles des producteurs. Ce sera Big Brother par Endemol, que nous connaissons en France sous le nom de Loft Story. Cette émission débute en 1999, comme par hasard un an après le succès de The Truman Show... Le nom fait référence au roman 1984, alors que Truman Show s'inspire de l’Odyssée, de la série TV Le Prisonnier ou du film Network. En 16 ans de télé-réalité, nous avons vu les producteurs s'enfermer dans une course à l'audimat, au spectaculaire, pour conserver le public devant son écran. C'est toujours plus fort, jusqu'à atteindre le postulat de The Truman Show ? Atteindre la TV-réalité ultime, celle où le personnage ne sait pas qu'il participe à un show TV pour être vraiment naturel ? L'avenir nous le dira. En attendons, savourons notre vie.
C'est bien beau de parler d'un film, mais c'est mieux de le regarder ! Il passe régulièrement à la télévision et doit être disponible facilement par les canaux légaux pour une somme modique. Il possède ce charme intemporel des grandes œuvres. En espérant vous avoir donné envie de le voir, merci pour cette longue lecture. « Et au cas où l’on ne se reverrait pas d’ici là… Je vous souhaite une bonne après-midi, une bonne soirée et une excellente nuit ! »