Pourquoi est-il généralement moins facile d’embarquer un Geek dans un raisonnement populiste ? Pourquoi sont-ils de gros critiques de la société ?
Être Geek doit-il encore être un état que l’on doit savoir taire en 2016 ? Derrière cette question que vous aurez raison de juger peu consistante se cache à mes yeux un questionnement peut-être un peu plus profond.
Je pars d’un constat. Malgré une surconsommation croissante des produits mercantiles renforcée par l’arrivée fracassante dans nos univers geeks des surproductions à l’américaine, les individus appartenant de près ou de loin à cette Culture continuent souvent de se caractériser par une propension tenace à aller à contre-courant de l’abrutissement via les médias de masse. Ils font également montre d’une capacité formidable à développer, formuler et émettre une critique affûtée et acerbe de nos sociétés modernes. Enfin, ils peuvent avoir une forte inclination à protéger, peut-être pas toujours volontairement, une certaine vision de la Culture malgré la guerre que les tenants officiels de la Culture leur ont mené pendant plusieurs décennies.
Alors en effet, vous pouvez d’ores et déjà si vous êtes parmi les sceptiques (ou non), remettre en cause mes constats. Nous pourrions en débattre dans un autre article. Ce qui m’amène d’ailleurs à poser les bases du présent article. En effet, je vous propose immédiatement de remettre mes propos à leur place. Je n’entends aucunement apporter une description qui se veut documentée et juste des choses. Je vous invite plutôt à considérer les lignes suivantes comme les prémisses de la mise en place du débat suivant.
Pouvons-nous trouver dans la Culture Geek certains éléments constitutifs d’un hypothétique bouclier à la manipulation des masses et à l’uniformisation de la pensée dans un contexte socio-politique dominé par la privatisation du média traditionnel, la défiance vis-à-vis du politique et la tentative de plus en plus insistante de contrôle du Net ?
Un Geek c’est quoi ?
Bon, il me semble assez improbable de se lancer dans pareil exercice sans amorcer une tentative de définition du Geek ou de son univers. Je parle de tentative car d’autres avant moi, ici ou ailleurs, ont pu se lancer dans l’aventure sans pour autant en sortir vainqueurs tant la notion demeure floue. Peut-être y-a-t-il autant de définitions que de Geeks.
Voici donc une ébauche de ce qui peut être la mienne : « Le Geek, dans son sens le plus large, celui qui m’arrange car je peux m’y inclure, est un individu qui manifeste sur le long terme un intérêt tel pour les univers du fantastique, du virtuel ou de l’imaginaire qu’à terme ces univers finissent, via un effet retour, par prendre une place plus ou moins importante dans sa construction personnelle. Cet effet retour n’est à mon sens pas toujours conscient, mais a pour principal effet d’ériger l’imagination comme valeur irréductible dudit individu »
L’univers geek a d’ailleurs fortement évolué ces quarante dernières années, en mettant un coup d’accélérateur lors des quinze les plus récentes. Nous sommes passés d’une communauté considérée comme marginale, à une communauté courtisée par les grandes productions, le succès de certains geeks devenus célèbres et milliardaires aidant beaucoup.
Le Geek comme cible de la pensée unique
Revenir sur ces périodes peut nous apporter d’importants éléments de réponse à la question qui nous intéresse. Il n’y a pas si longtemps, dans une galaxie pas si lointaine, le Geek était un Nerd aux yeux de la société. C’est-à-dire un asocial enfermé dans un monde différent du « nôtre » et dont les centre d’intérêts spécifiques et l’apparente érudition qui les accompagne ne sont pas à la portée du grand public (Sciences, Mythologie, Fantastique, Science-Fiction etc…). Le terme, péjoratif, associe d’ailleurs souvent à cet individu peu fréquentable un physique disgracieux caractéristique (souvent supposé être l’origine de l’enfermement dans un monde imaginaire).
En retour, cette tendance à la marginalisation s’est même transformée en mise à l’écart pure et simple. Rapidement, l’individu touché par les intérêts de l’univers Nerd était un non-exemple de développement humain et une guerre a été menée contre la culture geek. En France, on se rappelle du déferlement d’âneries lâché par les médias dans les années 90 ou les assauts de Ségolène Royal, alors Ministre déléguée à l'enseignement scolaire et à la famille, contre le Club Dorothée et la Jap Animation. Le phénomène semble être global avec notamment des exemples aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Le Geek évoluait alors dans un monde que la société a dépeint comme étant violent, malsain, abrutissant et désocialisant, quand lui-même vivait une toute autre expérience.
Cette première bataille face au « Diktat de la pensée unique » (oui les Geeks ne lésinent pas sur les termes forts) demeure à ce jour le premier élément du rite initiatique du Geek. Bien que les rapports belliqueux entre les médias et la Culture Geek se soient fortement atténués ces dernières années, la confiance du Geek à l’égard des opinions majoritaires est définitivement consommée. Par ailleurs, le mal généré par les positions de cette période est loin d’être encore passé tandis qu’aux niveaux familial, scolaire puis professionnel, il demeure d’énormes résidus de l’image du Geek-asocial.
Valeur d’ouverture du Geek
Quel Geek ne saute pas au plafond quand il entend que jouer aux jeux-vidéo rend asocial ou violent ? J’ai du mal à compter personnellement le nombre d’individus que j’ai connu sur le net, ou avec qui j’ai créé des amitiés à cause d’intérêts partagés liés à la culture geek. Dans un monde que vous jugez hostile, surtout lorsque vous êtes jeune, vous partez à la recherche du relativisme, de l’imagination et de l’ouverture d’esprit là où ils se trouvent, et s’il y’a une chose que la pression social a appris au Geek, c’est comment trouver ses semblables en s’affranchissant des barrières.
Barrières physiques dans un premier temps, la distance devenant de moins en moins importante avec l’explosion d’internet, et très vite d’autres barrières du monde conventionnel volent en éclat. Les barrières sociales, raciales, culturelles, linguistiques… Il semblerait que le Geek, baigné dans divers mondes imaginaires où ces barrières n’existent plus ou sont dénoncées, n’arrive rétroactivement plus à justifier rationnellement leur existence dans notre monde. Parlez de racisme à un fan de Star Wars, la probabilité est forte pour qu’il vous rit au nez.
Ainsi se matérialise un autre élément qui a mon sens vient appuyer mon propos. Le Geek, qui rappelons-le a « érigé l’imagination en valeur irréductible », a fortement élargi son univers des possibles, regarde à travers le prisme du relativisme chaque information dont on le bombarde, et a appris à contourner autant qu’il peut les barrières et diktat qu’on lui impose. Comment pourrait-il accepter de déposer les armes face aux bombardements médiatiques ? La propagande ? Il a lu Captain America, Dune et Harry Potter, il sait la reconnaître dès qu’elle pointe le bout de son nez. Les clichés ? C’est très amusant pour blaguer sur un pote, mais il a suffisamment parcouru Tintin au Congo, joué à Command&Conquer et regardé Star Trek pour savoir les relativiser.
Je cite volontairement des exemples relativement grand public pour que nous puissions également relever un autre élément ensemble, celui des différentes moralités que peuvent renvoyer certaines de ces productions en fonction de la perspective historique dans laquelle on les analyse… Une œuvre n’a pas la même dimension dans son contexte de production, qu’avec de la profondeur historique (Tintin au Congo, Captain America)…
L’Art et la Culture Geek, même combat ?
Le Geek est d’emblée forcé de constater dans chacun des médias de son univers, une relativité chronologique des valeurs morales qui l’amènent à une grande méfiance vis-à-vis des effets de mode. Vous aurez raison de relever que cet état de fait n’est en aucun cas une prérogative de la Culture Geek, et que l’on relativise depuis des siècles les moralités des œuvres littéraires ou picturales. Je vous le concède, mais j’ai à cœur de vous faire constater que d’une part, nous dépassons avec la culture Geek le cadre conventionnel de l’art, ou du moins dirons-nous que la société est loin de nous concéder l’estampille artistique sur l’ensemble des médias inhérents à la culture Geek.
D’autre part, la nature passionnée du Geek vis-à-vis des éléments constitutifs de son univers vont souvent le pousser à une forme d’érudition. Un Geek, ne consomme pas une production comme le grand public consomme l’art, il va plutôt pousser ses recherches pour connaître l’univers étendu, les habitudes du créateur, ses différentes périodes et leur évolution, ce qui l’a inspiré, etc…
Certes si l’on garde cette définition, nous pourrions en déduire qu’il doit exister des Geeks depuis aussi longtemps que les sociétés humaines produisent de l’Art. Cette idée me plaît. Et les Geeks fans d’art des siècles passés n’échappent pas au questionnement qui est le nôtre aujourd’hui et avaient peut-être eux aussi une forme de protection contre l’uniformisation sociale du fait de leurs centres d’intérêt.
D’ailleurs, l’art a à mon sens cet effet que l’on retrouve dans l’univers Geek. Outre leur propension tous les deux à développer l’imagination, ils ont souvent la vocation d’être les vecteurs d’un ou plusieurs grands idéaux. De la défense de la cause mutante dans X-men, ou la lutte contre l’ordre répressif des Templiers dans Assassin’s Creed, les grandes causes (pas nécessairement nobles, ni via les plus nobles méthodes) sont toujours des composantes importantes de l’Univers du Geek, et ce dernier leur est sensible.
La théorie la plus intéressante que j’ai entendu à ce propos est que le Geek refusant de grandir, il est mieux immunisé contre le côté « vieux con » qui vient avec l’âge et qui fait disparaître l’idéalisme de la jeunesse. Je ne prendrais que modérément position vis-à-vis de cette thèse, en précisant que si cette théorie peut être en partie vrai, elle est sans doute contrebalancée par une fréquente distance du Geek vis-à-vis de toute forme de militantisme.
En conclusion, je pense que le Geek, sans l’idéaliser, passe à travers une série d’épreuves sociales et développe une curiosité poussée vis-à-vis des sujets qui l’intéressent qui sont propres à l’immuniser des raisonnements en raccourcis. Il aura d’emblée un regard méfiant vis-à-vis des prétendues vérités, et aura donc tendance à le remettre en cause. L’imagination qui caractérise le Geek, et sa capacité à se transposer dans d’autres réalités moins concrètes que la sienne, l’amène à des réflexions moins cadrées par un univers des possibles limité. Le débat est ouvert.