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Black Mirror : la série au service de la réflexion

Avec la récente sortie de la saison 3 sur Netflix, petit retour sur une des séries britanniques les plus intelligentes de ces dernières années.

Bon les p'tits loups, est-ce que vous êtes familiers du concept de futur dystopique ? Bon j'en vois quelques uns faire les petits malins, la main déjà levée et l'écume au bord des lèvres, prêts à cracher la réponse – mais on va quand même revenir dessus, histoire que personne ne soit paumé, même ceux du fond de la classe qui n'écoutent jamais rien. J't'ai repéré mamie, je sais que t'as cliqué juste pour faire genre parce que t'as vu mon prénom, mais tu vas voir quand même, c'est vraiment tip top caviar (j'peux pas en manger alors j'en fais des blagues). Après m'être rendu compte ce que je venais d’écrire, je jure solennellement d'arrêter d'écrire mes articles au bar. Je vais faire des efforts, promis.

Hem hem… après cet interlude de qualité, une dystopie en fait c'est à opposer à l'utopie, c'est à dire un futur idyllique où le fonctionnement de la société permet à tous ses éléments de s'épanouir, d'être heureux et tutti quanti. La dystopie c'est l'exact inverse : la société, qui peut d'ailleurs être d'apparence super top kiss-kool (si, on peut encore dire ça, même si les années 90 sont révolues), empêche ses membres d'accéder à ce bonheur, de manière plus ou moins consciente et affirmée. Pour vous donner quelques exemples concrets de récits dystopiques très populaires, on a bien sûr l'incontournable 1984 de Georges Orwell, Matrix des sœurs Wachowski, Bienvenue à Gattaca d'Andrew Niccol ou encore le plus récent Snow Piercer de Bong Joon-ho adapté de la BD française de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette.

Rappel nécessaire

J'en profite d'ailleurs pour faire un petit rappel au sujet des récits d'anticipation comme ceux que je viens de citer ; il ne faut pas confondre dystopie, ce dont il va donc être question ici, et uchronie. Pour faire simple, l'uchronie c'est simplement raconter une histoire dans une temporalité différente de la nôtre, donc non-existante et qui n'existera jamais, parce qu'on revient sur des faits historiques pour en changer le cours. C’est commencer une histoire en se disant « et si ça s’était plutôt passé comme ça... ». Le premier exemple qui me vient en tête est celui de l'excellente bande dessinée d'Alan Moore V pour Vendetta, où le postulat de base est la victoire de la seconde guerre mondiale par l'Allemagne nazie, débouchant sur des vagues d'extrémisme partout en Europe et particulièrement en Angleterre, là où se place le récit. Pour faire simple, on a donc l'uchronie ; récit qui change un bout d'histoire pour en raconter une autre, et la dystopie, qui est une anticipation plus ou moins réaliste d'un avenir possible. Si les deux sont souvent confondues, c'est parce qu'au final il s'agit presque toujours de critiquer notre société par le biais d'éléments de fiction.

Bon alors maintenant que tout le monde voit un peu de quoi il s'agit, parlons brièvement de l'intérêt de ce genre de récit. À quoi ça sert finalement, de bader sur le futur en se disant que ça va sûrement être la merde ? En fait, à plusieurs choses. Notamment, anticiper le futur fait toujours réfléchir sur le présent et c'est l'une des raisons qui fait qu'à titre personnel ce type de récit, quel qu'il soit, me touche souvent. J'suis le genre de type qui adore réfléchir et être confronté aux côtés décadents de la société, de l'humain, de moi. La remise en question sociétale et/ou personnelle est une thématique qui m'est chère et c'est exactement ce que la série nous offre. Par ailleurs, je reste intimement persuadé que ce genre de fiction devrait être beaucoup plus répandu car ça permet vraiment au spectateur de se poser des questions sur le monde dans lequel nous vivons, ce qui est, je pense, quelque chose de très positif. Le format même de la série est d'ailleurs parfait pour ça, puisque chaque épisode raconte des histoires indépendantes les unes des autres : les futurs envisagés sont plus ou moins proches de nous et ne semblent pas avoir de rapport les uns avec les autres, ce qui permet d’aborder une grande variété de sujet. Mais bon assez tourné autour du pot : passons au vif du sujet, la série en elle même.

Paradis Artificiels

Le thème du paradis artificiel est très récurrent dans la série, et c'est d'ailleurs comme ça qu'en parlait l'auteur, Charlie Brooker, ancien journaliste et présentateur télé anglais. En fait la notion de paradis artificiel fait, à l'origine, référence à la drogue, surtout aux substances hallucinogènes d'ailleurs, et à ce qu'elles peuvent faire entrevoir au consommateur. Que les projections de la drogue sur le cerveau soient visuelles, comme les hallucinations, ou mentales, notamment à des fins de création artistique, c'est en cela qu'il semble possible de se perdre, devenir dépendant, et s'oublier à des rêveries opiacées. Baudelaire dira par exemple dans son essai Les Paradis artificiels que « Le bon sens nous dit que les choses de la terre n'existent que bien peu, et que la vraie réalité n'est que dans les rêves. »

Si je vous parle de ça c'est qu'en fait le rapport qu'entretiennent les personnes avec la technologie et ses avancées revêt exactement les mêmes formes. On observe, dans de nombreux épisodes, une réelle perte de repères des individus qui sont déshumanisés et ne vivent que par le prisme du regard des autres, de leur avatar sur des écrans. C'est d'ailleurs à ça que le titre de la série fait référence, les miroirs noirs dont il est question rappelant les écrans éteints qui nous reflètent. Allumés, ils représentent ces paradis artificiels qui nous renvoient une vision biaisée de nous-même, et éteints nous renvoient à la réalité. Les auteurs prennent alors parfois des partis pris assez extrêmes ; dans l'épisode deux de la première saison, 15 millions de mérites, il n'y a tout simplement pas de vitre, ni de verre en général. Toutes les surfaces sont des écrans, et sont d'ailleurs toutes susceptibles de vous envoyer au visage des pubs avec des nanas sexy qui font du catch par exemple.

Vivre comme tous les autres

La télé-réalité et les publicités sont d'ailleurs, comme on peut s'y attendre, au centre de plusieurs épisodes. Restons sur le même exemple concret, l'épisode 15 millions de mérites. Les individus, vivant tous dans des chambres recouvertes d'écrans, travaillent tous pour une espèce d'hyper-entreprise qui produit l'énergie nécessaire à la société et donc au fonctionnement de tous ces écrans. Pour le spectateur, cela se manifeste à l'image par des rangées et des rangées de vélos d'appartement et des Mii, les petits avatars de la Wii. Mais comment ça, se dit alors l'intrépide lecteur de ma colonne ?! Des vélos d'appartements et des Mii pour représenter le travail à l'écran, je n'te suis plus vil rédacteur ! Tu essaies de m'embrouiller l’esprit, scélérat ? » Et non, répondis-je alors. En fait, c'est comme ça que l'énergie et la monnaie que les protagonistes de l'histoire utilisent est produite. Ils parcourent des kilomètres fictifs pour produire de l'énergie à la dynamo afin d'alimenter le système – dans tous les sens du terme. Plus ils pédalent, plus ils produisent, plus ils ont de l'argent qu'ils peuvent dépenser pour customiser les avatars devant lesquels ils passent leurs journées, semaines, et même leur vie semble-t-il.

Dans un monde dans lequel tout le monde travaille pour la même cause et à faire la même chose, on pourrait éventuellement se dire qu'il y aurait plus d'égalité. En un sens c'est le cas, puisque la majorité des personnes semblent avoir un même niveau de confort – ils vivent de toute façon tous au même endroit dans des chambres identiques dans les bâtiments qui les emploient. Mais même là, bien sûr, des différences se créent. Déjà, bien sûr, la capacité à pédaler est très importante parce que la richesse produite ne sera pas la même suivant la distance parcourue en une journée. Les plus mauvais éléments sont alors relégués aux tâches subalternes, comme le ramassage des déchets, avec bien sûr le lot de quolibets qui va avec. Mais surtout, il y a l'espoir de l'opulence, du luxe, de la réussite qui est véhiculé par les médias qu'on peut passer notre journée à regarder plutôt que de regarder son avatar dans des environnements artificiels. Cet espoir ? Une émission télé type La France a un incroyable talent à laquelle tous rêvent de participer afin de s'extirper de leur morne destin, le ticket valant environ une année de salaire. Ça fait rêver.

Transhumanisme

La série aborde par ailleurs à de nombreuses reprises des thèmes proches des théories transhumanistes – notamment promues par des personnes comme Ray Kurzweil, qui bosse d'ailleurs maintenant pour Google, ou plutôt Alphabet, le conglomérat qui détient Google et tout un tas d'autres firmes. Il s'agit en fait d'un mouvement intellectuel prônant l'utilisation de la science et des nouvelles technologies afin de dépasser, voire transcender les capacités physiques et mentales de l'être humain. L'un des documents fondateurs de cette doctrine la définit en deux points majeurs : en premier lieu, la promotion de l'amélioration de la condition humaine à travers des technologies d'amélioration de la vie, ayant pour but l'élimination du vieillissement et l'augmentation des capacités intellectuelles, physiques ou psychologiques. Ensuite, l'étude des bénéfices, dangers ainsi que de l'éthique du développement et de la mise en œuvre de ces technologies. Pour être clair : c’est améliorer l'organisme et les capacités intellectuelles et physiques des humains, tout en se posant la question de savoir si ça risque ou pas de poser des problèmes dans le futur. Quand on commence à se renseigner sur le sujet c'est d'ailleurs assez drôle de se rendre compte que parmi les firmes qui investissent le plus dans ces secteurs on retrouve Google, bien sûr, mais aussi l'église Mormone. Oui oui.

L'amélioration de l'être humain, même s'il s'agit d'une cause pouvant sembler noble en elle-même, pose bien sûr des questions éthiques. Déjà, il y a la question de l'accès à toutes ces améliorations qui se pose dans un premier temps. Si la théorie voudrait qu'elles soient accessibles à toute l'humanité, il est quand même légitime de se questionner sur la volonté de se donner les moyens de l'accessibilité. Imaginons un truc assez simple : admettons que l'on soit parvenus par diverses techniques médicales à faire en sorte que les humains vivent 200 ans, je pense que des problèmes de surpopulation se poseraient assez rapidement. Sinon, imaginons qu'il soit possible de cartographier le cerveau humain, de le copier, et de le transférer sur un autre support que le corps, par exemple une sorte de clef USB ou n'importe quel autre support de stockage informatique. Les questions sous-jacentes sont extrêmement intéressantes et complexes car cela nous fait aussi nous pencher sur les limites de l'être humain, qu'est-ce qui caractérise une personne ? Son comportement ? Sa mémoire ?

Toutes ces interrogations sur les limites de l'humanité se retrouvent alors dans des problématiques qui sont soulevées par la série. Prenons l'exemple du premier épisode de la deuxième saison, Bientôt de retour. Il s'agit ici d'aborder plusieurs pistes différentes : on a tout d'abord notre rapport au deuil et à l'oubli de la personne aimée, puisqu'il est possible via un logiciel de continuer à « parler » avec le défunt. En fait, basiquement, vous mettez dans le bousin toutes les données que vous avez sur la personne (profil de réseaux sociaux, e-mails et sms envoyés... toutes les traces informatiques laissées), et le programme imite les réactions que le défunt aurait eues en analysant celles en ligne qu'il a pu avoir par le passé. Comment faire pour oublier, alors, si l'on continue à parler à une copie ? Est-ce que c'en est vraiment une, puisque le logiciel semble tout de même être capable d'avoir ses propres réflexions ? Quel statut juridique donner à cette copie alors ? Bon, je vais peut être un peu loin mais ce sont des questions qui peuvent se poser. Et ça n'est qu'un aperçu de ce que la série a à proposer si vous vous laissez un peu aller à réfléchir.

Les choix moraux

D'ailleurs, la question de l'éthique, et des choix moraux notamment, est quelque chose qui traverse toute l'œuvre de Charlie Brooker.  Ceux-ci se manifestent à divers degrés dans le récit et revêtent différents aspects, allant de la simple considération éthique sur ce que les personnages font – genre est-ce qu'on peut tester des jeux vidéos sur des humains en leur implantant des systèmes qui analysent leur cerveau pour leur faire peur ? Ou bien est-ce que ça va trop loin quand même ? L'un des épisodes, Playtest dans la saison 2, porte là dessus : un dispositif se connecte directement à votre cerveau pour analyser vos peurs afin de vous les faire apparaître visuellement. Si d'un côté ça peut évidemment être un superbe moyen d'avoir une expérience de jeu hyper personnalisée, comment savoir jusqu'où on peut aller ? Quelles sont les limites ?

Prenons un autre exemple ; celui du choix d'usage – c'est à dire que l'on a accès à une technologie super utile, et bah qu'est-ce qu'on en fait ? L'épisode Retour sur Image repose par exemple sur le principe d'avoir une graine, sorte de puce électronique, dans le corps qui nous permettrait d'avoir en permanence accès à toute notre mémoire et tous nos souvenirs. Imaginez alors toutes les possibilités qui pourraient être liées à une telle avancée ! Mais au final, qu'est-ce qu'on voit ? Des personnages qui utilisent ça afin de fliquer mutuellement leurs souvenirs et qui s'en servent pour se branler sur les meilleurs coups qu'ils ont eu dans leur vie.

D'autres encore sont plus subtils parce que la question du choix intervient plus tard dans le récit, certains épisodes se basant bien évidemment sur le ressort scénaristique du retournement de situation. L'un des meilleurs exemples de la série pour ça reste pour moi Tais toi et danse issu de la troisième saison. Je ne veux pas trop en dire avant que vous voyiez l'épisode mais en gros on suit un gamin qui subit un chantage d'un inconnu. Enregistré en vidéo à son insu en train de se branler, il est sommé par le maître chanteur de lui envoyer son numéro de téléphone sous peine de quoi la vidéo et le contenu masturbatoire seraient transmis à tout son réseau de connaissances. Toute l'histoire repose alors sur le principe de l'escalade de choix. Acceptant au début de réaliser des tâches faciles, comme se rendre dans un endroit précis ou livrer une boîte à un endroit donné, les demandes seront bien sûr rapidement beaucoup plus insidieuses et moralement répréhensibles. Jusqu'où sommes-nous prêts à aller pour cacher nos petits secrets ?

Le traitement de la réflexion

Il est intéressant aussi de se pencher sur le traitement qui est apporté à tout ça – c'est à dire la manière dont on nous montre à l'écran toutes ces réflexions que j'ai pu aborder plus haut. Déjà, on constate en s'intéressant aux réalisateurs de chaque épisodes que plusieurs d’entre eux viennent du monde de l'horreur, par exemple Playtest, que j'ai déjà évoqué a été réalisé par Dan Trachtenberg à qui l'on doit aussi l'excellent 10 Cloverfield Lane, qui est d'ailleurs une suite super maligne à Cloverfield je trouve, et plutôt mésestimé pour je ne sais trop quelle obscure raison.

Choisir des réalisateurs qui ont fait leurs armes dans le cinéma d'horreur est plutôt révélateur du ton qui est choisi pour raconter les histoires. En fait ; si cela ne se ressent pas forcément visuellement à l'image, c'est plutôt dans l'ambiance générale que cela se traduit – on se sent très rapidement mal à l'aise, confronté à nos propres démons dans la personnification qui s'opère avec les protagonistes et l'empathie qui se crée de fait avec ceux-ci.

De là on peut d'ailleurs tirer l'un des reproches principaux qui est fait à la série : c'est putain de pessimiste. C'est sûr qu'on ne peut pas vraiment dire le contraire, c'est assez cynique et au final les lueurs d'espoir que l'on peut avoir sont systématiquement désamorcées par un événement ou un humain qui nous rappelle que les dérives du système et de ses individus ont quelque chose d'immuable et d'intrinsèque à la condition humaine. En tout cas, c’est la vision de l'auteur – et j'avoue que je le rejoins sur pas mal de points.

Évidemment, j'en parle en des termes élogieux mais c'est aussi une série qui a de nombreux défauts j'en conviens, tirant parfois énormément le trait. Mais je trouve que c'est justement en ça qu'elle est si intéressante, parce que même en tirant le trait à l'extrême il reste toujours possible d'y voir des symptômes que présente déjà notre société moderne. Non vraiment, pour moi c'est clair : il faut foncer voir cette série.

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