Lorsque Litte Nemo in Slumberland fit son apparition en 1905, la bande dessinée était déjà popularisé aux États-Unis depuis le succès du Yellow Kid, petit personnage habillé en jaune créé en 1894. Non seulement Little Nemo (nemo signifie «personne » en latin) ne fut pas le premier strip américain mais il fut loin d‘être aussi populaire que certains de ses contemporains comme les Katzenjammer Kids (Pim Pam Poum). Mais alors, en quoi cette bande dessinée tombée dans l’oubli une bonne partie du XXe siècle peut-elle être considérée comme fondatrice ? Retour sur une œuvre qui a fait rêver des générations de lecteurs.
Article initialement publié en septembre 2013 dans le magazine Pop Fixion #0
Little Nemo a été publié dans les Sundaystrips, ces planches hebdomadaires en grand format et en couleurs qui venaient égayer la presse du dimanche. Ce format, loin d’être anecdotique, a eu un impact profond sur la genèse de cette œuvre. Petit garçon d’environ 6 ans, Little Nemo est plongé dans ses rêves lorsqu’un émissaire du Roi Morphée lui apprend que le monarque requiert sa présence. L’enfant suit donc l’étrange messager dans un monde qui perd toute rationalité. Il finit par chuter dans son rêve et retourne à la réalité en tombant de son lit. La première planche s’achève donc sur ce réveil brusque qui ponctuera chacune des autres pages de la série. Chaque semaine, le garçonnet partira à la recherche du roi de Slumberland et de la jolie princesse qui souhaite le rencontrer. Se faisant, il parcourra le merveilleux pays des rêves et son voyage sera sans cesse interrompu par ses réveils accidentels ou inopinés. Il finira par rencontrer Morphée et sa fille ainsi qu’une foule de personnages tels que le Père Noël et visitera nombre de lieux aussi merveilleux qu’improbables qui n’existent que dans les rêves.
Rapidement, il rencontrera Flip, personnage facétieux qui, d’ennemi, gagnera le statut de compagnon de route. Beaucoup verront en Flip le côté sombre de LittleNemo dans une lecture psychanalytique de l’œuvre à laquelle sa nature onirique prête le flanc. Un autre compagnon viendra rejoindre les explorateurs de Slumberland, Imp : un « petit sauvage » représentant la vision des Africains par les Occidentaux en cette époque coloniale. Au fil des années, les voyages prendront un aspect plus réaliste, nos héros visitant même l’Amérique du Nord. La série perdra par là même occasion une partie de son charme et de sa magie.
Précurseur de deux médias
WinsorMcCay, l’auteur de LittleNemo, était plus qu’un artiste :c’était un visionnaire. Virtuose du dessin, il met rapidement son don à profit. D’abord peintre publicitaire et décorateur, il réalise des milliers de dessins pour les parcs d’attractions avant de rejoindre la presse. Il y réalise des caricatures et illustrations de science-fiction, puis enfin les planches dominicales à qui il devra sa renommée. Commençant avec Le Petit Sammy éternue, il enchaîne rapidement avec Les cauchemars de l’amateur de fondue au Chester et, toujours sur la thématique du rêve, Little Nemo in Slumberland. Cette bande dessinée paraît dans le New York Herald de 1905 à 1911 puis dans le New York American de 1911 à 1914 sous le titre In the Land of Wonderful Dreams.
Le talent de McCay y explose littéralement. Par ses audaces artistiques et son imagination débordante, il va faire souffler sur la bande dessinée un vent de modernité qui va ébouriffer jusqu’aux plus grands dessinateurs du début du XXIe siècle. Mais McCay ne figure pas dans les livres d’histoires seulement pour être l’un des plus grands artistes du 9e art. Génie prolifique et avant-gardiste, il est également précurseur du dessin animé avec entre autres l’adaptation de Little Nemo et surtout Gertie le dinosaure, son plus grand succès dans l’animation. Lorsque l’on sait que Windsor McCay a réalisé les 10 000 dessins de ce court-métrage lui-même et que les cellulos n’existaient pas, on prend la mesure de l’exploit réalisé. Il parcourt un temps l’Amérique pour présenter ses films. Concurrencé par les progrès de l’industrie cinématographie, il retourne dans le secteur de la presse où il réalise caricatures et illustrations et reprend les aventures à Slumberland de son personnage fétiche de 1924 à 1926.
Analyse d’un rêve de BD
Little Nemo est une œuvre à part à plus d’un titre. Alors que ses concurrents proposaient des sketches hebdomadaires indépendants, McCay fut le premier à progressivement écrire des trames qui se poursuivaient d’une semaine à l’autre. La BD à suivre était née, même si dans le cas de Nemo, on peut difficilement parler de réelle intrigue, les histoires étant seulement prétexte à explorer le merveilleux Slumberland. Ce strip hors norme a également la particularité de ne pas s’adresser aux enfants. La subtilité et la richesse du graphisme et les interprétations psychanalytiques qu’offrent les séquences oniriques sont plus à même de séduire un public adulte. Mais la principale force de Little Nemo, ce qui lui confère ce caractère unique et révolutionnaire, c’est un graphisme d’une beauté et d’une richesse à couper le souffle. En rupture avec les caricatures qui sévissent à son époque, son trait est d’une grande précision et les décors soignés – quand ils ne sont pas tout simplement somptueux. Privilégiant l’esthétisme à la narration, McCay fignole jusqu’au moindre détail. Le lecteur, assailli par une multitude d’éléments hétéroclites, n’a d’autre choix que de s’attarder sur chacun d’entre eux. Immergé de force dans l’univers onirique, il perd la notion du temps et parfois même de l’histoire. Les yeux flottent sur les illustrations sans être dirigés, sans rythme imposé, transformant chaque lecture en expérience sensorielle unique. Little Nemo est, par bien des aspects, une invitation à la rêverie.
Doté d’un sens aigu des perspectives, Winsor McCay multiplie les pages d’une inventivité sidérante. Afin de donner libre cours à sa créativité, il s’affranchit des règles (cases de taille uniforme, abandon du texte descriptif sous les images au profit des phylactères dont il systématise l‘usage, sens de lecture…) pour expérimenter des compositions toujours plus audacieuses et pour appréhender ses planches non comme une succession de dessins, mais comme un tout. Des décennies avant Jim Steranko ou Will Eisner, il est le premier à explorer véritablement les possibilités qu’offre l’art séquentiel. Il n’hésite d’ailleurs pas à utiliser les éléments les plus inattendus de ses pages pour alimenter son histoire (et ses personnages). Ainsi, dans la page du 1er décembre 1907, les protagonistes décrochent les lettres du titre Little Nemo pour les manger. Mieux encore, complètement conscients d’être des personnages de bandes dessinées, ils évoquent le fait d’abîmer le dessin et s’en prennent à l’auteur, brisant ainsi ce fameux 4e mur qui sépare le personnage du spectateur bien avant que d‘autres « précurseurs » (comme Godart dans À bout de souffle) ne l’imitent. Même la couleur est l’occasion pour Winsor McCay d’innover : utilisée comme un outil narratif, elle sert tantôt à attirer l’attention sur un personnage, tantôt à le faire passer au second plan en le fondant dans le décor. Les nuances subtiles comme les contrastes sont aujourd’hui couramment exploités, mais, lors de la seconde moitié du XXe siècle, la palette graphique des comics et bandes dessinées étaient souvent rudimentaire. On reste alors d’autant plus admiratif devant la richesse, la subtilité et l’harmonie de la colorisation de Little Nemo.
À une époque où la bande dessinée était encore une discipline balbutiante et peu élaborée, McCay a posé les jalons qui allaient la mener à sa consécration. Sensible aux tendances picturales de son époque, il a adopté avec bonheur les codes de l’art nouveau. Mais il a aussi allégrement puisé dans l’art baroque pour agrémenter ses décors et représentations architecturales de riches ornements. Que ce soit par ses influences, sa recherche de l’esthétisme ou encore la rigueur technique de ses compositions, McCay a été le premier à inscrire le médium dans une démarche artistique. Trop avant-gardiste, son talent ne sera pas reconnu à sa juste valeur de son vivant. Il faudra attendre sa redécouverte dans le dernier quart du XXe siècle pour que vienne l’heure de son entrée au Panthéon des précurseurs et des génies du 9e art.
D’où viennent les rêves ?
Si McCay était en avance sur son temps pour la bande dessinée et le dessin animé, les thématiques qu’il abordait dans Little Nemo étaient complètement en phase avec son époque. Ainsi, l’idée d’un enfant plongé dans un monde imaginaire évoque bien évidemment Les Aventures d’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll (1865) ou encore Le Magicien d’Oz de L. Frank Baum (dont le premier tome est paru en 1900, la série se poursuivant pendant et après la parution de Little Nemo). De même, le concept même du rêve, au centre de son œuvre, venait d’être révolutionné par Freud dans son Interprétation des rêves (1898).
S’il a subi des influences, McCay est un génie qui inspira et inspire encore des générations d’artistes. Alors qu’il va faire l’objet dans les prochains mois d’une suite scénarisée par EricShanower (qui s’est déjà distingué par ses adaptations très réussies des romans de L. Frank Baum sur Oz avec Skottie Young aux dessins), Nemo a déjà connu diverses adaptions et un florilège d’hommages par les plus grands. Citons pêle-mêle le dessin animé de Masami Hata et William Hurtz (1989), l’ouvrage collectif Little Nemo 1905-2005: Un siècle de rêves avec Katsuhiro Ottomo, Marc-Antoine Mathieu, Art Spiegelman, la bande dessinée de Bruno Marchand et Moebius, un timbre américain, un jeu vidéo et même un Google Doodle… Fait suffisamment rare pour être signalisé, Winsor McCay lui-même fut l’objet d’une bande dessinée par Thierry Smolderen et Jean-Philippe Bramanti. Aux adaptations s’ajoutent les nombreux clins d’œil à Little Nemo : on pourra par exemple se délecter de références explicites dans les travaux d’Alan Moore (notamment dans Promethea) ou encore de Neil Gaiman (Sandman).
L'avis
Little Nemo est plus qu’un incontournable de la bande dessinée, c’est véritablement une œuvre fondatrice. D’une modernité stupéfiante, ce strip ravira les esthètes et les amateurs d’art. Car cette œuvre, même si elle s’adressait autrefois au grand public, est aujourd’hui plus susceptible de séduire un public adulte possédant une appétence pour l’art ou l’expérimentation graphique.
En effet, le tout-venant des lecteurs risque de rencontrer davantage de difficulté pour apprécier cette BD réalisée à une époque où les codes du 9e art étaient bien différents de ce qu’ils sont aujourd’hui. Par exemple, les protagonistes, avev les protagonistes : avec leur personnalité réduite à leur plus simple expression, ils ne suscitent que difficilement l’empathie. Par ailleurs, la narration a fait tellement de progrès depuis un siècle que la lecture de Little Nemo s’avère rapidement fastidieuse. Si l’on excepte l’aspect psychanalytique et le charme nostalgique qui se dégage de l‘écriture surannée, le scénario n’a donc guère d’intérêt pour un bédéphile contemporain.
Mais ces remarques n’enlèvent rien au génie de cette œuvre car l’ambition de l’auteur n’a jamais été de construire une intrigue haletante. En revanche, il a hissé la bande dessinée encore balbutiante au rang d’art. Et ses planches n’ont rien perdu de leur beauté derrière laquelle se cache une technique graphique révolutionnaire. Le vrai secret de Little Nemo est qu’il n’a pas besoin d’histoire pour nous faire rêver, l’émerveillement est visuel. Ouvrez cet ouvrage à n’importe quelle page et laissez vos yeux vagabonder. Si vous avez l’âme d’un artiste ou d’un rêveur, l’enchantement vous saisira. Et nul doute que vous aurez régulièrement envie de retourner à Slumberland.
Nemo se monnaie cher
Pour ceux qui souhaiteraient acquérir ce chef-d’œuvre de la bande dessinée mondiale, il existe plusieurs éditions françaises. En voici un petit récapitulatif :
Little Nemo (Horay) : cette édition à 50 € reprend l’intégrale des planches de 1905 à 1911. Non seulement il manque la partie publiée sous le titre In the Land of Wonderful Dreams, mais en plus toutes les planches ne sont pas reproduites en couleurs. À éviter.
Little Nemo in Slumberland (Zenda) : en 5 volumes, cette collection reprend l’intégrale de la série en couleurs. La plus belle édition de Little Nemo en France à ce jour, mais hélas épuisée depuis de nombreuses années. Reste à casser sa tirelire chez les bouquinistes, si vous réussissez à les trouver.
Little Nemo (Evergreen) : seule édition qui reprenne l’intégrale de la série (1905-1914) en un seul volume et en couleurs. Parue en 2000, elle est également épuisée bien qu’elle soit plus récente (et moins onéreuse) que celle de Zenda. La qualité de reproduction de certaines planches laisse à désirer.
Little Nemo in Slumberlamb - Le Grand Livre des rêves (Delcourt) : édition en format géant des meilleures planches de la saga. Le premier tome est épuisé, mais le deuxième tome (Le Second Livre des Rêves) est disponible. Il ne s’agit pas d’une collection intégrale, mais d’un livre pour amateurs aisés (100 € le tome) souhaitant contempler le travail de WinsorMcCay dans des conditions optimale.