Nous sommes en 14 avant Pong. Tout le monde joue au tennis sur des terrains, et parfois même sur des tables. Tout le monde ? Non ! Un laboratoire de subversifs chercheurs a mis au point un petit système pour jouer à deux sur...un oscilloscope !
Article initialement publié en décembre 2013 dans le magazine Pop Fixion #2
Pour son créateur William Higinbotham, il s’agissait surtout de présenter une vision de la science qui ne soit ni trop compliquée ni trop ennuyeuse pour les visiteurs du Laboratoire National de Brookhaven. Ayant lu un livre qui détaillait comment afficher sur un oscilloscope des courbes représentant des objets physiques soumis à la gravité ou au vent, il a eu l’idée d’adapter ces méthodes pour créer un jeu où l’on contrôlerait une balle sur un cours de tennis. Quelques composants électroniques et un oscilloscope plus tard, Tennis for Two était jouable pour une journée portes ouvertes d’octobre 1958...
Comme son nom l’indique, Tennis for Two se joue à deux. Chaque joueur est muni d’un petit boitier équipé d’une molette et d’un bouton. La molette permet de choisir l’angle avec lequel la balle sera renvoyée tandis que le bouton correspond à la frappe. Sur l’écran, on retrouve une ligne représentant le sol, une autre pour le filet, et enfin un point pour la balle. Les principes de jeu sont donc rudimentaires, il n’y a pas de joueurs sur le terrain, ni même de décompte des points ou de détection de faute. La balle rebondit au contact du sol ou du filet, et les joueurs peuvent lui donner une impulsion avec un angle déterminé. C’est peu, mais largement suffisant pour inciter les visiteurs à jouer. En 1959, le jeu est amélioré : on installe un écran un peu plus grand (entre 10 et 17 pouces, contre 5 auparavant), et les joueurs peuvent choisir le niveau de gravité : qu’arriverait-il si on jouait au tennis sur la Lune ? Ou sur Jupiter ? Le montage électronique sera démonté en 1960, mais reconstruit à plusieurs reprises pour d’autres expositions...
LE PREMIER ?
Lorsque Tennis for Two a été créé en 1958, personne ne se doutait que le « jeu vidéo » verrait une telle progression dans les quelques décennies suivantes, le terme « jeu vidéo » lui-même n’existait d’ailleurs pas. Ce n’est que dans les années 80, après la popularisation des bornes d’arcades, que le concept de « jeu vidéo » avait fait assez de chemin pour qu’on s’interroge enfin sur l’identité du premier d’entre eux... Tennis for Two a été considéré pendant quelques mois comme étant celui-ci, mais l’on a découvert par la suite d’autres jeux plus anciens comme le « Cathode-Ray Tube Amusement Device » (1948), des jeux d’échecs (1947-1958) ou encore de morpion (OXO, 1952). Tous étaient très rudimentaires, si bien que l’on considère aujourd’hui qu’aucun de ces jeux n’est à proprement le « premier jeu vidéo » : ce ne sont tous que des ébauches de ce qui deviendra plus tard le jeu vidéo.
UN JEU PRECURSEUR
Tennis for Two introduit le concept de séparation des tâches de nos consoles de jeu modernes : un calculateur central, un système d’affichage et surtout des périphériques dédiés aux joueurs, les manettes de jeu. Eh oui, si c’est aujourd’hui une évidence pour nous, l’idée de donner à chaque joueur un dispositif dédié n’est pas apparue si facilement. Le jeu vidéo s’est d’abord développé sur ordinateur, pour n’être donc joué qu’avec les touches du clavier puisque ce périphérique permettait déjà de nombreuses options. Sur les bornes d’arcade, contrôles calculs et affichage se faisaient dans un seul bloc, il n’y avait pas non plus de manettes. Bien qu’on ait quelques exemples de systèmes utilisant des manettes de jeu, ce n’est qu’en 1972 que le principe se démocratise réellement avec les premières consoles de salon. Il se démocratise si bien que les manettes de jeu finissent aussi par être utilisés sur les ordinateurs...
La physique du jeu a elle aussi son importance... Jusque là, la plupart des jeux vidéo étaient inspirés de jeux se jouant au tour par tour sur des cases comme les échecs ou le morpion, il n’y avait donc pas de relations complexes à intégrer. Quant aux rares jeux en temps réel comme le Cathode-Ray Tube Amusement Device, ils n’étaient pas spécialement conçus pour coller au plus près des règles physiques du monde réel. En recréant les règles de la gravité et de la résistance de l’air à l’aide de circuits électroniques, Higinbotham a lancé une course qui n’a jamais cessé d’être d’actualité dans le monde du jeu vidéo : la course au réalisme. Plus que jamais, les jeux sont aujourd’hui jugés sur leur capacité à imiter la réalité : graphismes et intelligence artificielle bien sûr, mais aussi le comportement des matériaux, des liquides et mêmes des êtres vivants... Et c’est dans ces nouvelles modélisations physiques que l’on trouve aujourd’hui le prolongement logique de l’envie d’Higinbotham de reproduire des comportements réels dans un univers virtuel.
Dans la plupart des jeux de sport actuels, si le sport se déroule en extérieur il est possible de choisir les conditions naturelles. A l’aide de codes, on peut aussi influer sur la gravité dans bien des jeux, et pas seulement de sport, ce qui transforme complètement la façon de jouer. Ces idées étaient déjà présentes dans Tennis for Two, puisqu’en 1959 Higinbotham y a introduit la possibilité de jouer sur la Lune (gravité faible) ou sur Jupiter (gravité élevée). Si son but était alors surtout d’illustrer simplement les effets de gravités différentes de celle de notre planète, il a réussi à multiplier les expériences de jeu possibles en ne faisant varier qu’un seul paramètre.
RECONNAISSANCE
Pong est bien plus reconnu que Tennis for Two, mais c’est bien ce dernier qui est le premier jeu de tennis (voire de sport !) et qui a introduit les premières mécaniques de gameplay de ce type de jeu, là où Pong a finalement plus inspiré les futurs casse-briques. Dans Tennis for Two, il est possible grâce à la molette d’orienter la direction de la balle : comme la vue est de côté on choisit donc entre smash, lob et n’importe quel tir intermédiaire... Ce qui n’est pas sans rappeler les choix de tirs que l’on a dans tous les jeux de tennis depuis les années 90 à l’aide des boutons de nos manettes. La vue de profil a été délaissée au profit de la vue de dos (et parfois de face), la logique d’angle haut-bas réglé sur la molette est devenue une logique d’angle gauche-droite à l’aide du pad. Le principe n’en reste pas moins très proche : le joueur a la possibilité de choisir avec finesse la direction qu’il veut donner à la balle.
Précurseur dans bien des domaines, Tennis for Two n’a finalement jamais eu vraiment droit à la gloire. Peu remarqué entre 1958 et 1960, il est ensuite tombé dans l’oubli jusqu’aux années 70 où il n’a non plus eu plus de considération. Les créateurs de Pong étaient alors en procès pour une histoire de violation de brevet, et c’est durant ce procès que des experts ont décrété que Tennis for Two n’était même pas un jeu vidéo, arguant qu’il n’y avait jeu vidéo que si un signal vidéo était utilisé pour envoyer les données à l’écran. Le montage électronique composant le jeu ne servant qu’à manipuler l’oscilloscope pour afficher les éléments du jeu, il n’était pas question de signal vidéo, et par conséquent de jeu vidéo non plus. Ce n’est que dans les années 80 qu’un magazine s’est penché sur lui pour le titre de premier jeu vidéo... Qu’il n’a gardé que quelques mois. L’Histoire se souviendra surtout de Pong, capable de compter les points et distribué à un public beaucoup plus large... Mais qui n’est sorti qu’en 1972, soit 14 ans après Tennis for Two.