Ce week-end, pour sa 42ème édition, le Festival International de Bande Dessinée d'Angoulême transforme de nouveau une ville en temple de la BD. Lecteur, collectionneur, journaliste ou exposant, on est forcément impressionné la première fois. Et après ?
Il est nullement question ici de critiquer un des festivals les plus importants au monde, qui permet à toute une industrie d'exposer sa créativité. Que cela soit clair : bravo à l'organisation et à toute personne qui permet chaque année aux fans de retrouver un lieu où commerce et art se mêlent. Toutefois, l'année civile 2014 a été plutôt mouvementée pour le FIBD. Entre bataille interne, problème d'artistes et une certaine lassitude, le festival semble naviguer à vue. Est-il compatible avec les évolutions actuelles de cette industrie ?
UNE FIERTE NATIONALE
Le festival de BD d'Angoulême possède une aura mondiale. C'est simple, chaque année, le FIBD est couvert par des journalistes du monde entier, avec des articles de presse en pagaille, y compris par les médias généralistes. La BD Franco-Belge est bien plus « chic » ou « tendance » que le manga ou les comics. Le public est plus âgé en France que celui qui consomme des œuvres japonaises, et la production américaine reste encore marginale, que ce soit en production ou en consommation. Cela reste logique, c'est notre production nationale, ce festival est donc la meilleure publicité pour ces produits made-in-France. Cependant, cette industrie n'est pas xénophobe et s'est de tout temps ouverte aux artistes étrangers. Nous verrons aussi que le FIBD s'ouvre aux autres cultures de manière spectaculaire.
Un festival qui ne propose pas de prix ne peut pas espérer asseoir sa stature d’événement incontournable, tout du moins dans le modèle classique de la chose comme à Cannes. Le FIBD ne déroge pas à cette règle. Roi des festivals de BD Franco-Belge (seul le FACTS, une convention belge, peut se targuer d'une image continentale, et il est plus tourné vers les comics), il adjuge chaque année plusieurs prix. Le meilleur baromètre pour juger de son importance est l'impact des résultats sur le public. On peut dire que les nombreux commentaires sur les péripéties vécues ces dernières années par le jury démontrent l'intérêt des fans/lecteurs/passionnés à ce sujet. Recevoir un prix à Angoulême est une reconnaissance en soi, même si les artistes de cette industrie sont moins friands de ce genre de récompenses que d'autres.
UNE ATMOSPHERE DIFFÉRENTE
Une des choses appréciables au FIBD, c'est que l'on parle d'abord et surtout BD. On a dit BD, pas culture BD ou culture geek ou pop culture. À l'inverse du modèle américain du Comic Con qui donne beaucoup trop de place aux films (on y parle encore comics là-bas ? Les gars du New York Comic Con rigolent) ou des japonais, les rois du merchandising (il faut dire aussi qu'ils ont des artistes assez délicats à gérer en public, moins volubiles), en France, un festival de BD, ça parle BD ! C'est donc très agréable de voir tous ces exposants qui sont focalisés sur la promotion de BD et seulement à la périphérie des éléments intéressants comme des applications digitales ou des produits dérivés.
Une autre chose appréciable réside dans la capacité du festival à intégrer depuis des années le genre manga, en faisant désormais un élément indissociable de la programmation. Que ce soit les artistes, les œuvres ou les éditeurs, le manga a le droit à une place non négligeable, presque en accord avec son poids économique. Il lui sera difficile de déloger la BD Franco-Belge dans son festival, un des rares dans le monde de cette taille, mais on peut saluer l'organisation du FIBD qui a su offrir aux intervenants mangas la place qu'ils méritaient. Parler manga au FIBD n'est plus illogique, ce qui est aussi possible grâce à la part de marché des mangas, mais aussi son emprise auprès des jeunes (NDR : le Grand Prix 2015 vient d'être attribué à un japonais ! On en reparlera un autre jour pour rendre hommage à cet artiste).
Enfin, le FIBD parvient, de par son énorme surface, à proposer un panel d'exposants large et diversifié. Il y a de tout : les poids lourds du secteur, les outsiders, les nouveaux acteurs et de nombreux non-professionnels. Certains festivals n'arrivent pas à attirer les éditeurs (pas assez d'affluence) alors que d'autres laissent très peu de place aux exposants non-fortunés ou non-professionnels. Certes la grande majorité des exposants sont issus du milieu franco-belge et ce n'est pas le joyeux bordel de la Japan Expo (tout le monde peut y exposer), mais c'est parfaitement représentatif du secteur en France.
RIFIFI AU PAYS DES ANGOUMOISINS
Le FIBD est reconnu et apprécié. Cependant, comme tout trésor, il est convoité. L'auteur de cet article n'est ni journaliste, ni membre de l'organisation du festival. Il n'a donc pas d'informations privilégiés sur les coulisses de cet événement. Toutefois, il ne faut pas être un « insider » pour avoir remarqué les difficultés rencontrées par les dirigeants du FIBD. Au cœur de la tourmente, une dispute entre 9e Art+, l'entité qui gère le festival, et différents interlocuteurs, notamment la ville d'Angoulême. Un contrat de 10 ans a été signé en 2007 entre le festival et 9e Art+. Dès 2009, ça menace d'annuler le FIBD pour absence de financement. Des accords sont signés en 2010 avec les pouvoirs publics, mais en 2013, le contrat de gestion est remis en question. 1 an plus tard, un dépôt de marque par 9eArt+ déclenche de nouvelles hostilités, des réunions, une crise, etc....
L'histoire n'est pas terminée, mais elle a été éclipsée par les problèmes rencontrés par le Grand prix de la ville d'Angoulême. Là aussi, c'est le bordel. Déjà, le dernier gagnant du prix, Bill Watterson, n'est pas présent à l'édition 2015, une grande première. Après, il y a une polémique sur les votes pour ce prix. Les règles changent constamment et on vise encore en 2015 des artistes qui sont du genre ermite comme Alan Moore, connu pour ne plus quitter son Ecosse (donc nouvelle crise en vue s'il gagne). De plus, le système est très con : une fois une liste de candidats établies (ne demandez pas comment, ça va encore changer l'année prochaine), les membres de l'académie votent et un podium se dégage. Puis le vainqueur est choisit au sein de ce trio. Ce qui est idiot, c'est que le lauréat est remplacé l'année suivante dans la liste par un nouvel entrant, sans trop modifier la liste. Résultat, Alan Moore se qualifie chaque année pour la finale sans la remporter (mais s'il la remporte, il ne viendra pas). Ne parlons même pas de la polémique Toriyama ou des finalistes qui clament deux mois à l'avance qu'ils ne viendront pas. Que chacun prenne son ticket et attend son année.
Enfin, comment ne pas rappeler deux problèmes d'actualité indépendants du festival mais qui impactent cette édition 2015 : la situation des caricaturistes en France et la question des droits des auteurs, au cœur d'une polémique ministérielle en 2014. On peut aussi rajouter la polémique autour du «Prix Charlie de la Liberté d'expression», décidé (fort logiquement) à la dernière minute, ce qui entraîne forcément des couacs. Bref, rien ne semble facile dans l'organisation d'un festival devenu aussi gargantuesque, mais il faut aussi faire face à des "menaces" externes.
RESISTER À LA CONCURRENCE
Le FIBD est une institution. Il a son charme, une situation unique et une aura incomparable. Cependant, dans un 21ème siècle hypermédiatisé, la Japan Expo a donné un sacré coup de vieux au festival d'Angoulême. La Japan, c'est un festival qui existe d'abord et avant toute chose grâce au public. La grande majorité des exposants ne sont pas professionnels, et le cosplay génère une atmosphère incroyable. Ce festival est tout simplement monstrueux, là où le FIBD est plus feutré (encore une fois, regardez la moyenne d'âge des exposants, du public et des organisateurs). Le FIBD, c'est très professionnel, la Japan, c'est une partouze spirituelle entre otakus. Le modèle de la Japan implique pleinement les visiteurs, ce qui est un des défauts du FIBD. Quant à la puissance médiatique, un autre festival semble préparer une offensive massive pour ravir le trône français. Il s'agit bien sûr du futur Comic Con parisien (rebooté avec une équipe américaine) qui travaille avec un budget pharaonique et une attente non moins extraordinaire. Ce festival sera sûrement tout aussi professionnel que celui d'Angoulême, mais il va utiliser les ficelles américaines pour nous proposer un show sûrement inégalé, voire inégalable à court-terme.
Paradoxalement, le FIBD doit aussi se méfier des petits festivals provinciaux. Pourquoi ? Le cœur d'un festival, c'est le temps et l'argent. Il faut avoir les moyens de se déplacer à travers la France pour se rendre au festival (d'où l'avantage d'un festival parisien qui possède une base locale énorme). De plus, et c'est le plus important, un festival, c'est un budget, surtout en terme d'achat pour tout fan qui se respecte. Ainsi, rares sont ceux qui peuvent cumulés les festivals qui se déroulent le même mois. Or en France il y a une véritable explosion du nombre de festivals en ce moment. De nombreux projets plus ou moins ambitieux émergent, et il y a déjà de la casse. Pas besoin d'accueillir 150 000 personnes pour nuire au FIBD. Les artistes cherchent une exposition et il est parfois plus simple d'être le roi d'un petit royaume que le prince d'une cour trop grande. Les fans doivent faire des choix et cela va grignoter des visiteurs et de la lumière sur le FIBD dans les années à venir.
Enfin, et c'est le constat le plus grave : il y a un réel déclin de la BD Franco-Belge ou « traditionnelle » en France. Choisissez vos causes : manga/comics, piratage, non renouvellement du public... Le FIBD a certes offert une jolie place au manga, et on a pu remarquer un changement de politique appréciable par rapport aux comics (intégration avec les autres éditeurs majeurs, conférences, sélection d'oeuvres). Néanmoins, le festival intègre ces cultures sans devenir un événement incontournable de ces mêmes cultures. Japan Expo et Comic Con sont des rivaux de taille, et le grand public considère encore le FIBD comme le temple du Franco-Belge. Le Festival d'Angoulême doit donc devenir le festival de toutes les BD, un endroit où les blogueurs ont leur place (ce qui n'est pas le cas, à la différence de la Japan Expo) et où les fans sont des intervenants, sous peine de décliner comme son support de base. Le FIBD ne serait alors qu'un vestige d'un temps ancien, tel Astérix face à Spider-Man ou Naruto. Courage, à 42 ans, on a encore la vie devant soi !
À la différence de nombreux festivals, le FIBD repose sur des bases solides. Il n'a pas besoin d'attendre fébrilement la venue de certains artistes pour s'assurer de la réussite de sa nouvelle édition. Cependant, il n'arrive pas vraiment à créer l'événement ou l'émoi des passionnés. Il n'est pas indispensable de se rendre à Angoulême de nos jours, mais tout est là pour proposer dans les années à venir un festival plus explosif, plus excitant et surtout moderne.