La vente d'objet de collection existe depuis la nuit des temps dans le domaine de l'art. Il était logique de voir ce comportement se développer dans la bande dessinée, notamment Franco-Belge. L'année 2014 a été celle de l'explosion des enchères.
Dans un marché où la passion et l'irrationalité dominent, il est normal de voir des consommateurs, devenus fans, débourser des sommes plus ou moins importantes pour acquérir une édition collector d'une œuvre. Les éditeurs de bande dessinée l'ont compris depuis des années en proposant diverses éditions, allant de la simple couverture variante au coffret exclusif tiré à moins de 100 exemplaires. Jusqu'au début du 21ème siècle, ces produits étaient vendus à un tarif parfois exorbitant, multipliant le prix de vente de l'oeuvre (pour un simple changement de couverture ou quelques bonus) par 5, 10 ou 20. La rareté entraîne la spéculation et de nombreux fans revendent ces éditions collector en réalisant une belle marge. C'était dans la logique même de l'industrie, que ce soit en Europe, aux USA ou au Japon. Cependant, les années 2000 ont introduit la bande dessinée dans un nouveau réseau de collectionneur : ceux qui sont prêt à payer des millions d'euros pour une simple planche originale.
VENTES
En 2010, une planche de Franquin a été adjugée à 312 000 euros. 105 000 euros ont été déboursé pour Jacobs et 56 000 pour Peyo la même année. 2012 est l'année des millions : 1,3 millions d'euros pour une couverture d'Hergé et 1,5 millions pour 15 tableaux d'Enki Bilal. Tardi en 2013 à 26 000 euros semble jouer dans une autre cour. Cela n'était qu'un prélude au raz-de-marée de l'année 2014. Tout commence en avril chez Christie's qui organise pour la 1ère fois à Paris des enchères exclusivement centrées sur la bande dessinée. Avec une recette totale de 3 888 250 euros pour 370 planches, dessins et couvertures originales, la bande dessinée éclabousse le marché de l'art. Un crayonné original d'une planche de Tintin au Tibet ? 289 500 euros. La couverture originale du Devin de la série Astérix ? 193 500 euros. Une couverture originale de Spirou et Fantasio ? 157 500. Une planche du Vol du Corbeau de Jean-Pierre Gibrat ? 193 500. Même Tif & Tondu rapportent 54 000 euros.
En mai, Artuciral s'occupe de la vente de 1000 lots pour un total ahurissant de 7,5 millions d'euros ! Le record est ainsi détenu par le lot regroupant les pages de garde des albums de Tintin, pour la modique somme de 2 654 400 euros ! C'est mieux, à taux de change de l'époque, que la vente de l'exemplaire d'Action Comics #1 (1ère apparition de Superman) à 3,2 millions$. Artcurial remet le couvert en novembre 2014 avec une vente rapportant 3 560 256 euros. Une aquarelle de Corto Maltese par Hugo Pratt est adjugée à 391 000 euros, alors qu'elle était estimée entre 100 000 et 150 000. Une planche à l'encre de Chine des Bijoux de la Castafiore, dédicacée par Hergé, est vendue à 404 500 euros. Clou du spectacle : la couverture originale de L'Ile Noire qui s'envole à 1 011 200 euros. On n'oublie pas Paul Cuvelier (65 000 euros), Enki Bilal (158 000 euros) ou Peyo (126 400 euros).
L'année se conclue en décembre avec la Maison Millon qui récolte 1 248 000 euros. Un lot de Boule et Bill part pour 40 483 euros, soit le double de son estimation, tandis que huit œuvres de Moebius sont acquises pour environ 140 000 euros. Une œuvre de Manara part pour 41 711 euros. 2014 est donc un cru exceptionnel, mais 2015 commence en fanfare ! Dès janvier, la BRAFA (Foire internationale des arts et des antiquités) à Bruxelles a établie un nouveau record, cette fois pour une couverture originale de l'album L’Étoile Mystérieuse de Tintin : 2,5 millions d'euros !
L'ART A TOUJOURS COUTE CHER
En moyenne, un lot se vend à 10 000 euros alors qu'une BD coûte dans les 15-20 euros. Daniel Maghen, expert à Paris en planches originales, explique aux Echos : « Il n’est pas nécessaire de lire les albums des meilleurs dessinateurs pour apprécier leur travail ». Une planche originale de Tintin au Tibet datant de 1960 est estimée à 150 000 euros. Il y a encore 20 ans, un dessinateur n'imaginait même pas pouvoir vendre ses originaux. Dans l'industrie de la BD, très peu sont les artistes qui peuvent vivre confortablement de leur travail. Selon les éditeurs, une œuvre est une commande ou une proposition de l'artiste. Le dessinateur travaille pour la publication, pas pour l'exposition de l'oeuvre en galerie. Cependant, avec le vieillissement des lecteurs qui ont idolâtré ces artistes dès les années 60, le marché de la BD est entré dans une nouvelle ère. Une ère où la BD devient enfin respectable. Le 9ème Art porte enfin fièrement son nom car ses adeptes font partie des élites de ce monde.
Il y a bien sûr un gouffre entre Tintin, Astérix et les autres, mais chaque artiste se place sur ce nouveau marché. Les premières ventes publiques sont ainsi importantes pour les artistes car elles établissent leur côte. Certains artistes se mettent ainsi à dessiner spécifiquement pour ces ventes. Le phénomène est bien connu des dessinateurs américains qui écument les conventions pour vendre des sketchs entre 200 et 1000 dollars. Petits joueurs... Au Japon le marché est fermé, avec très peu de lot en circulation et des enchères sans date de fin.
LA PENSEE DU COLLECTIONNEUR
Ce qui est rare est cher. C'est le principe de la collection. Pourquoi ces personnes dépensent des sommes folles ? Avoir un exemplaire de l'oeuvre ne leur suffit pas ? Dans un monde où la Pop Culture est enfin tendance, sa surexploitation financière masque les motivations des acheteurs. Sont-ils à la recherche de leur madeleine, d'un moyen de frimer ou de spéculer ?
Les acteurs de ces ventes aux enchères n'ont pas tous grandit en lisant ces œuvres, loin de là. L'art moderne est une valeur sûr pour investir son argent ou simplement spéculer. Le marché classique de l'art moderne étant devenu mature, certains observateurs se sont déportés vers de nouvelles opportunités, et la BD remplie ces conditions. Les prix ont été multipliés par 100 en 15 ans, et c'est bien sûr la prime aux pièces d'exceptions, avec très peu d'acheteurs et peu de pièces en circulation.
Il y a une escalade des enchères et l'année 2014 est significative de cette montée des prix. Là où les œuvres se vendaient il y encore quelques années de particulier à particulier, avec une boutique spécialisés comme intermédiaire, aujourd’hui, elles passent par les prestigieuses maisons parisiennes ou belges. Il est encore difficile de vraiment spéculer pour l'instant car la plupart des œuvres d'Hergé sont dans des musées ou dans une collection privée. Toutefois, certaines personnes en ce monde obtiennent toujours ce qu'elles veulent. Ainsi, un riche acheteur du milieu souhaite obtenir une planche originale de chaque auteur majeur de la BD, et il a les moyens d'écarter toute concurrence...
Une véritable bataille entre les musées et fondations d'un côté, et les collections privées de l'autre, s'engage. C'est une bonne chose pour les artistes qui y trouvent une source supplémentaire de financement, mais cela ne concerne que les plus célèbres d'entre eux. En espérant ne pas voir certains stopper leur production habituelle, destinée à tous, comme le font quelques dessinateurs américains.