L'utilité et l'utilisation des QTE divise encore et toujours les membres de la communauté vidéoludique. D'apparence simple, ce mécanisme cache une vision originale du jeu vidéo, souvent critiquée ou mal appliquée.
QTE veut dire Quick-Time Event, c'est à dire un événement ou une action contextuelle à laquelle il faut réagir immédiatement. Il se passe un truc à l'écran et on appuie sur le bouton correspondant. Pour faire une comparaison pas très logique, le débat sur l'utilisation des QTE (il y en a rarement qu'un) est équivalent à celui entre les effets spéciaux numériques et ceux créés en vrai sur un plateau (explosion, maquillage, décor réel). La production d'un film ou d'un jeu vidéo nécessite un budget plus ou moins important selon les ambitions de l'équipe créative. L'objectif est de proposer une histoire ou une expérience, qu'elle soit passive (un film) ou active (un jeu vidéo). Dans le premier cas, le spectateur ne peut modifier aucun élément de l’œuvre. Dans le second cas, il est partie prenante en négociant le parcours du héros et d'autres personnages si nécessaire. Le jeu vidéo apporte donc une certaine liberté et se démarque de son aîné, le cinéma, par cette capacité à impliquer plus ou moins grandement un joueur.
La tendance actuelle dans le jeu vidéo est à la liberté totale, avec des mondes ouverts de plus en plus grands et détaillés. Cela est possible grâce à l'avancée des technologies graphiques et des programmes développés qui gèrent par exemple une ville en temps plus ou moins réel. Certains jeux, qui suivent le modèle Minecraft pour répondre à la mode du pixel, misent quant à eux sur une limitation technique pour proposer un monde bien plus vivant au détriment du photoréalisme (les ressources sont alloués ailleurs). L'imagination du joueur est alors sollicitée comme au début de l'ère vidéoludique. Il y a donc un fossé qui se creuse entre ces jeux qui misent sur l'aspect visuel pour immerger le joueur dans une réplique quasi-parfaite de la réalité, et ceux qui acceptent leur statut de création virtuelle pour approfondir des mécanismes de gameplay. Au croisement de ces deux tendances, il y a les QTE. Est-ce un outil pour minimiser la nature jeu vidéo d'une oeuvre, ou un outil de gameplay précis qui cherche à fluidifier l'action du joueur ?
3 LETTRES POUR UNE ACTION
Pour bien comprendre l'importance des QTE et l'approche des développeurs, revenons aux origines de ce mécanisme. Dans les années 80, le développement du jeu vidéo est limité par les capacités techniques des supports sur lesquels on joue, que ce soit les bornes d'arcades, les premiers ordinateurs personnels ou les premières consoles. Pour les plus jeunes qui ont des smartphones affichant des jeux d'un niveau graphique similaire à la PS3, c'est difficilement concevable, mais à l'époque, on trichait constamment pour faire apparaître un simple bonhomme en fil de fer pour faire croire que c'était le personnage d'une quête légendaire. L'animation 3D n’existait pas encore, une cinématique était donc soit un film live, soit un dessin animé. En termes de gameplay, si l’on voulait un jeu immersif, on pouvait proposer au joueur d'appuyer au parfait moment sur une touche précise pour réussir une action. Le jeu vidéo culte Dragon's Lair de Cinematronics a marqué une génération de joueurs qui ont appris par cœur le parcours du héros cherchant à sauver sa princesse. Se tromper entraînait le lancement de la mauvaise vidéo. Il faut donc réussir parfaitement la séquence, et donc contrôler les réflexes du personnage, pour le faire avancer sur des rails. C'est le même principe que pour les livres dont on est le héros. Pour avancer correctement, il faut choisir la bonne combinaison.
Progressivement, le gain en puissance des consoles et ordinateurs permet aux développeurs de laisser une liberté plus ou moins grande au joueur. Il peut dans un premier temps diriger son personnage lui-même en le faisant avancer ou non, puis explorer l'écran comme bon lui semble, puis la zone où il se trouve dépasse l'écran, et ainsi de suite au fil des annéess... C'est la même chose pour les actions. D'abord contextuelles (ici tu ne peux qu'ouvrir une porte ou tuer le garde), elles deviennent multiples. Appuyer sur un bouton au bon moment devient inutile, car le joueur peut désormais attendre, passer par derrière, voir choisir une arme de jet. La précision n'est plus contextuelle mais visuelle. Il faut cibler l'ennemi ou les ennemis, choisir si l’on se soigne avant de lancer une nouvelle attaque, etc... Le joueur n'est plus guidé, il prend en main le jeu et recherche ses limites. Qui n'a jamais vérifié si son personnage pouvait nager ?
C'est au milieu des années 90 que le mécanisme que l'on nomme désormais QTE va prendre ce nom et un nouveau sens. Shenmue n'est pas le premier jeu à repenser ce concept, mais il est celui qui popularisera le nom Quick Time Event et qui lui donnera aussi ses lettres de noblesse. Shenmue, c'est un jeu mythique de Sega disponible sur Dreamcast en 1999. C'est la console maudite, celle qui surpassait ses concurrentes mais qui subira la chute du constructeur. Une console avec au moins 5 à 10 jeux intemporels qui vont marquer l'histoire du jeu vidéo. Shenmue propose au joueur une expérience unique, une immersion à mi-chemin entre GTA et Heavy Rain pour ceux d'entre vous qui n'ont pas connu le jeu vidéo à l'époque de l'écran splitté. On y suit la quête de Ryo au Japon alors qu'il cherche à venger son père. Le jeu est entièrement dévoué à un seul principe : laisser le joueur explorer une ville pour y découvrir lui-même la vérité.
Un choix radical est fait : toute action du héros est contextualisée. Si le joueur déplace librement son personnage à l'écran, il doit, pour les moindres faist et gestes de Ryo, appuyer sur le bon bouton de la bonne manière. Rien à voir avec la belle Lara Croft au même moment sur Playstation, elle qui réagit parfaitement à nos pressions sur les touches pour nager comme on veut, sauter dans la direction de notre choix et tirer partout sans limitation. Le mot est lâché : limitation. Ces fameux QTE, ce serait une manière de limiter le joueur pour canaliser son attention envers ce qui compte le plus : le développement de l'histoire. En effet, les jeux qui usent et abusent de QTE sont des jeux où le scénario occupe une place prépondérante, si ce n'est totale. Toute la saveur de l'expérience est liée à ce scénario. C'est un film interactif, où le joueur incarne le héros et donc s'identifie à lui encore plus que lors d'une séance au cinéma.
UN DOSAGE DELIQUAT
Tout est question de contexte. Revenons à la guéguerre entre réalisme et liberté du joueur. Ce débat est souvent lié à la durée de vie d'un jeu vidéo. Préférez-vous un jeu qui dure six heures, qui fout une claque visuelle et qui est extrêmement immersif ? Ou un jeu à la durée de vie infinie, qui aurait très bien pu sortir il y a 15 ans vu sa gueule mais où l'on peut faire ce qu'on veut ? Certains diront que le dernier GTA réconcilie tout le monde avec une liberté totale et des graphismes ahurissant. C'est vrai, mais n'oubliez pas que la narration passe par des cinématiques, passages obligatoires de par leurs puissances émotionnelles. Il y a bien de passages où l’on contrôle le personnage à l'écran et qui sont aussi riches en narration, mais le jeu vidéo est encore et toujours tributaire de la mise en scène cinématographique, celle où l'on retire le contrôle au joueur pour lui éclater le cerveau. Dans God of War, le jeu qui a redonné vie au genre Beat'em All, matraquer le bon bouton au bon moment permet de liberer la furie du personnage qui va alors décapiter et démembrer ses adversaires. On est fascinée par cette rage et cette violence.
C'est cette attention totale qui est recherchée, ce moment précis où le joueur boit les informations qu'il reçoit sans se préoccuper de sa capacité à tirer au bon moment ou conduire un véhicule parfaitement. On est hypnotisé. On place alors tous les joueurs au même niveau pour s'assurer d'une transmission parfaite de l'histoire, de l'expérience vidéoludique. Ce n'est pas pour rien qu'un jeu comme Minecraft ne comporte pas (encore) d'histoire. Il est extrêmement difficile de mesurer l'impact d'une narration sur l'immense variété des joueurs et des situations. En étant libre, on peut faire buguer cette procédure. Les plus grandes productions artistique développant un scénario (roman, pièce de théâtre, film et maintenant jeu) s'attachent à sculpter au millimètre près le déroulement de la narration pour amplifier l'effet de chaque élément. D'où l'intérêt d'un QTE. On limite volontairement le champ des actions possibles à un moment précis pour concentrer l'attention du joueur. « Pourquoi donc veux-tu sauter par la fenêtre ??? Ce qui compte, c'est de fermer la porte à temps mec, sinon tu vas ruiner ce qui est prévu pour la suite ! »
Cette volonté de protéger la narration n'est pas toujours comprise. Il faut dire que certains jeux se moquent des joueurs en utilisant mal les QTE, profitant du fait que le joueur accepte d'abandonner une liberté pour être transporté par une histoire. Vu les coûts de développement et les compétences nécessaires pour créer un jeu aujourd'hui, il est parfois préférable de cacher les limites de la production par un « choix artistique ». Dans ces conditions, il faut une utilisation responsable de la QTE pour ne pas frustrer le joueur ou le flouer. Cette transition entre jouer et découvrir une histoire, par le biais de ces QTE, doit être fluide, réfléchie, utile et transparente, bref, se faire invisible. On peut très bien raconter une histoire uniquement par une voix-off et des éléments graphiques posés dans l'environnement. Or contrôler le joueur, c'est le brusquer si la compensation n'est pas à la hauteur. Ainsi, répéter inlassablement les mêmes actions idiotes, mal doser la réactivité du processus, ou pire encore briser l'attention du joueur par un abus du mécanisme, c'est engendrer des critiques qui ternissent la réputation des QTE.
Si le joueur est frustré par la difficulté, c'est logique, cela fait partie d'un challenge. Néanmoins, si le joueur est frustré parce qu'on lui impose quelque chose qu'il juge dispensable, alors le pari de l'immersion est perdu. Surtout si on le prive d’éléments cruciaux de l'histoire, alors que l'objectif était de limiter l'impact du skill. Si cela fait partie du challenge, tel un embranchement du scénario conditionné à la réactivité, c'est compréhensible. Mais si, quand un boss débarque, on pense avoir la capacité de le battre en utilisant les armes du héros, et là, d'un coup, on bouleverse le gameplay pour simplement appuyer sur une séquence de boutons pour s'en défaire, cela choque le joueur qui est privé de son duel. Où est le challenge si l'on simplifie à l’extrême le mécanisme ? Dans le combat de l'affrontement contre un boss, les QTE doivent être la cerise sur le gâteau, le mécanisme final qui conclue une action.
Il existe un code tacite entre le joueur et le développeur depuis l'établissement des règles au début d'un jeu. Imposer soudainement des QTE pour une scène précise brise ce pacte. On n'incarne plus le héros, on redevient son marionnettiste, et la magie disparaît. On ne doit pas forcer le joueur mais l'impliquer. À l'ère des jeux où tout est possible, aux choix multiples et à l'immersion totale, revenir à un contrôle limité est majoritairement mal vécu. Seul des jeux comme Heavy Rain obtiennent cette légitimité, car le gameplay, uniquement composé de choix s'affichant à l'écran, prépare le joueur à la transition vers des scènes où il faut réagir rapidement en martelant des boutons. C'est le contrat initial, on sait dans quoi on s'engage, un jeu où les QTE sont au cœur du gameplay, où c'est un choix de narration. Le joueuren est conscient, il accepte donc cette limitation pour obtenir une plus grande immersion, souvent progressive. On s'habitue à ne pas pouvoir tout faire, donc on se focalise sur d'autres aspects du jeu, et le pari est alors gagné pour le scénariste. Celui de monopoliser l'attention du joueur pour la faire culminer lors de scènes clés.
Mal utiliser un mécanisme ne doit pas jeter l’opprobre sur celui-ci. Tout comme la violence, il faut éduquer certains joueurs et prévenir d'autres que l'expérience sera différente, à condition de respecter son application. Après tout, il n'est pas toujours bon d'être libre de tout faire, sinon ce serait l'anarchie.