La bande dessinée européenne doit beaucoup à la Belgique. Quand l'un de ses maîtres décide de dépeindre l'Histoire de son pays sur les 150 dernières années, il le fait à travers une famille, une ville et une institution, la bière.
Je rassure de suite tous ceux qui ne boivent pas d'alcool ou qui n'ont pas une passion immodérée pour les secrets de fabrication de la bière : l'épopée de la brasserie Steenfort n'est qu'un prétexte pour raconter le destin d'individus qui vont devoir s'adapter aux transformations de la société européene. Toutefois, Les Maîtres de l'Orge révèle fréquement les coulisses de fabrication de cet alcool à travers les époques et les mutations des brasseries. Nous ne sommes pas témoins de la création des principales innovations en la matière, mais de leur propagation et de leur impact sur le fonctionnement d'une société capitaliste. On suit aussi l'évolution du marché de la bière dans le temps, que ce soit le volume de production selon les crises économiques ou l'émergence de brasseries bien connues des consommateurs du 21ème siècle.
UN DUO D'ARTISTES FRANCO-BELGE
Le scénariste belge Jean Van Hamme est l'auteur d'un bon nombre de bandes dessinnées cultes. Né en 1939 à Bruxelles, il débute une carrière d'ingénieur qui le fait traverser la planète et découvrir le monde de l'entreprise jusqu'à ses 37 ans où il démissionne pour se vouer à l'écriture. Il avait déjà publié dès 1968 quelques bande dessinées (Expoxy, Corentin), mais c'est en 1977 qu'il marque les esprits avec la série Thorgal en compagnie de Grzegorz Rosinski. Cette BD est une référence pour de nombreux lecteurs amateurs de sagas vikings. La même année, Van Hamme publie son roman Largo Winch qui donnera naissance à une série populaire en BD, qui sera même adaptée au cinéma et à la télévision. Le héros est cette fois à la tête d'un empire financier qu'il cherche à protéger des concurrents et de leurs agents prêts à utiliser des méthodes criminelles. On peut associer l'artiste à une trilogie qui serait complétée par la BD XIII. Tout aussi culte que Thorgal et Largo Winch, elle nous plonge dans la quête d'un tueur à gage amnésique. Série télévisée et jeu vidéo porteront à l'écran cette histoire. Fait intéressant, chacune de ces séries ont un éditeur différent, respectivement le Lombard, Dargaud et Dupuis.
On peut aussi citer Lady S., Wayne Shelton et bien sûr Les Maîtres de l'Orge. Au fil des ans, Jean Van Hamme abandonne progressivement le scènario de ses séries les plus populaires, avec XIII dès le 19ème album ou Thorgal dès le 30ème, ce qui lui permet d'explorer d'autres médias, notamment le théâtre. Il a aussi reprit en main la série Blake et Mortimer à partir de 1996 et se voit parfois confié des séries télévisées comme Rani sur France 2, une mini-série historique ambitieuse diffusée en 2011. Jean Van Hamme a remporté un nombre importants de prix diverses et reste un des meilleurs vendeurs de BD en France. Les dessins de la série Les Maîtres de l'Orge sont pris en charge par Fancis Vallès. Artiste français né en 1959, il a publié ses premiers ouvrages dès 1983 avec Le lac des fous, puis Dorian Dombre dèjà chez Glénat entre 1989 et 1991. Le voici en 1992 associé à la star Van Hamme pour la publication des Maîtres de l'Orge. Chaque année entre 1992 et 1999, les artistes vont publier un nouvel album de cette saga familiale. Francis Vallès a poursuivi sa carrière par la suite en illustant les scénarios de Stephen Desberg (Tosca et Rafales) avant de travailler de nouveau avec Van Hamme pour Rani, dont le 5ème tome est publié ce mois-ci aux éditions du Lombard.
DE CHARLES À FRANK
Concentrons-nous mainteanant sur l'histoire contée dans Les Maîtres de l'Orge. C'est celle d'une dysnastie : les Steenfort. Chaque épisode se déroule lors d'une année précise qui va faire basculer le destin des ces brasseurs. Du fondateur à son arrière petit-fils, tout se passe sur quatre générations principalement en Belgique et plus précisément dans la petite ville de Drop dans les Ardennes (sauf le dernier épisode). On rencontre tout d'abord Charles en 1854, un jeune homme qui s'apprête à devenir moine. Sa rencontre avec Adrienne va mettre en péril sa vocation chaste alors qu'il est omnibulé par l'idée de fabriquer sa propre bierre, son monastère étant déjà producteur d'une boisson locale. Je ne vais pas vous spoiler la suite mais vous parler de la magnifique Margrit, une émigrée allemande qui va chambouler la vie tranquille des Steenfort en 1886 lors du second album de la série. Femme de conviction prête à tout pour atteindre ses objectifs, elle sera au centre d'un triangle amoureux touchant qui va avoir son importance pour la suite. On avance au troisième album en 1917 pour observer la ville Drop occupée par l'armée allemande. De nombreux enfants du village combattent alors sur le front du côté des alliés, dont Adrien, l'héritier de la famille. Les plus anciens doivent pour leur part faire face au rationnement et à la requisition des outils de production des brasseries pour soutenir l'effort de guerre. Comment la famille va-t-elle surmonter cette obstacle alors qu'une grande partie des milliers de brasserie belges disparaitront ?
Le quatrième album de la série se déroule en 1932. Le capitalisme dirige désormais le monde et la brasserie familiale doit absorber ses concurrents pour résister à la crise économique. Le scénariste n'oublie pas pour autant les tensions politiques de l'époque qui vont mettre à mal la tranquilité de ce petit village. Le cinquème tome approfondit cette direction à l'aube des trentes glorieuses, avec cette volonté toujours plus grande de s'internationaliser. Cependant, les secrets de famille vont frapper de plein fouet les dirigeants de la brasserie qui vont devoir lutter pour conserver le contrôle de l'entreprise. On fait ensuite un bond jusqu'à 1973 avec Julienne, la fille d'Adrien. L'histoire du 6ème album fait écho à celle du 5ème, en étant cette fois généreuse en révélations. Enfin, le 7ème tome révèle le sort de François, fils de Julienne, qui a des problèmes aux USA. On a tout de même le droit à une fin concluant de manière satisfaisante la saga.
À l'origine, Les Maîtres de l'Orge est un projet de série télévisée pour la RTB, l'équivalent belge de France 2. Coproduit avec TF1, le projet est annulé avec la privatisation de la chaîne française. Van Hamme réutilise son travail pour en faire une série de BD en y ajoutant un septième tome qui conclut l'histoire familiale. Face au succès critique et commercial, la RTBF et France 2 redonne vie au projet TV pour en faire un feuilleton de deux volets de trois épisodes chacun. À l'époque (1997), c'est la grande mode des feuilleton historiques appelées les sagas de l'été, comme Les Coeurs brûlés (1992), Le Château des Oliviers (1993) et Terre Indigo (1996). Celle des Steenfort est clairement de cette trempe, entre tragédies et succès.
Remarquablement illustré, le scénario des Maîtres de l'Orge pêche un peu vers la fin de par une répitition des enjeux proposés. Néanmoins, on s'attache tellement aux personnages que l'on prend simplement plaisir à assister à leur évolution. Une belle saga familiale qui nous rappel combien l'Europe et le capitalisme ont fait évoluer la société au fil des générations.