Adeptes de mastodontes démoniaques et d’intrigues cosmiques réjouissez-vous ! Pop Fixion lève aujourd'hui le voile sur l’un des mythes fondateurs de la SF, du fantastique et de tout ce qui porte ventouses ou griffes.
S'il faut retenir quelque chose d'H.P Lovecraft (1890-1937), s'il y a bien une nouvelle qui constitue la pierre angulaire de son travail, c'est bien L'appel de Cthuluh. Loin d'être la plus sordide ni la plus réussie d’entre elles, elle est la plus spectaculaire avec l'entrée en scène du charismatique monstre ailé à tentacules. Tel est Cthuluh, un genre de Kraken mixé avec Godzilla, gardien de la cité endormie R’lyeh où il fut banni pour s’être rebellé contre les « Dieux Très Anciens » dans son monde (du côté d’Orion visiblement). On remarquera le même emprunt à la mythologie avec un autre protagoniste d’H.P : Dagon, le Dieu des Profonds dont le nom est une allusion évidente au Dieu des Philistins (rivaux du peuple hébreux selon la Bible et le Tanakh). Mais avant d'aller plus loin, revenons au bonhomme, histoire de savoir de qui on parle.
Disciple évident d'Edgar Allan Poe, H.P n'est pas le plus jovial des Bostoniens. Misanthrope, raciste, fauché, plus ou moins cinglé et pourvu d'un physique tout sauf avantageux, notre homme n'a pas grand-chose pour lui. Il n'a que l’essentiel : le talent. Un talent resté en marge du succès de librairie, mais qui lui vaut la reconnaissance de ses pairs, de son vivant. Chose plutôt remarquable dans l’histoire littéraire. Un Lovecraft circle, comptant notamment R.E Howard, créateur de Conan le Barbare, comme membre actif, voit même le jour, c'est dire...
Largement influencé par Edgar Allan Poe et Dunsanny, Lovecraft va, en 20 petites années, créer un univers démentiel où bataille cosmique, peur rampante et malfaisance primitive convergent pour former un tout aussi addictif qu'efficace. C'est l'un de ses adeptes, un certain Derleth, qui fondera, à la mort de l’écrivain en 1939, l’idée du mythe de Cthuluh et constituera la cosmogonie de Lovecraft. Comprenez, les règles régissant un univers.
Mais au-delà de ça, qu'est-ce qui caractérise Lovecraft? Au-delà de l'horreur indicible, au-delà de l'étrangeté, au-delà du génie littéraire, que nous dit ce brave H.P? Il nous rappelle que nous ne sommes qu'un flash dans l'univers, qu'aux yeux de ce dernier, nous sommes aussi importants qu'une flaque de pisse dans l'océan. Face aux grands anciens, on ne pèse pas lourd. C'est Micromégas de Voltaire, version dark. Ce sont Les Lettres persanes de Montesquieu à la sauce épouvante.
On rajoute à ça une tension narrative du niveau de Poe, une esthétique fantasmagorique, une historicité sulfureuse et nous y sommes. Lovecraft fait partie des murs. Il est le Don Corleone des écrivains fantastiques. C'est le Rabelais de la S.F. Un monstre sacré dont l'influence perdure à l'heure où nous nous parlons. Sans le savoir, les tentacules de Yog-Sotthot vous ont probablement caressés lorsque vous tombiez de sommeil la nuit dernière. Allez savoir. Bien plus probable est la possibilité que vous ayez eu une expérience lovecraftienne éveillée, sans en être conscient.
Les Grands Anciens sont photogéniques
Impossible de passer à côté des nombreux longs-métrages adaptant l’œuvre de Lovecraft au grand écran. On en compte une bonne dizaine et tout comme son disciple Stephen King, Lovecraft n’est pas épargné par la médiocrité. Pour la faire très courte : c’est un désastre. On oscille entre la blague, le film de série Z et le film d’auteur horrifique. Ou est-ce votre serviteur qui n’a pas encore atteint le stade de cynisme ultime, permettant de faire de n’importe quelle daube, un chef-d’œuvre « post-moderne-apocalyptique-ultra-novateur-mais-en-même-temps-fier-de-ses-influences ».
Il suffit de jeter un œil à la trilogie Re-Animator ou à Horreur à volonté, une adaptation de L’horreur de Dunwich de la fin des années 60 avec Dean Stockwell (qu’on connaît tous pour son personnage dans Code Quantum) et Ed Begley, notamment. Un navet, mais purement et tellement seventies...
Pour autant, s’ils n’ont pas le mérite d’être des chefs d’œuvre cinématographiques, on ne peut pas leur enlever la volonté de donner corps à une littérature impressionnante par son fond et sa forme. On pense par exemple à la récente adaptation de Celui qui chuchotait dans les ténèbres et son aspect désuet (effets spéciaux discount, montage hasardeux, jeux d’acteurs outranciers…) plutôt raccord au final avec la série et son contexte. On pense aussi à l’adaptation de L’appel de Cthuluh d’Andrew Leman pour un film, accrochez-vous : muet, en noir et blanc et avec moins de budget qu’une pub pour Sensodyne.
Tapas de poulpes pour Lovecraft
Mais ça reste des adaptations, et suffisamment d’encre a déjà été versée sur le sujet. Non, il faut plutôt regarder du côté des allusions, des apparitions fugaces qui confirment la marque lovecraftienne sur tout un genre. Un peu comme les monstres à tentacules qui peuplent le film The Mist, tiens ! À commencer par le plus évident, le plus prégnant : Hellboy (le film, pas le comics sur lequel nous aurons le temps de revenir).
En fan absolu de Lovecraft, Del Toro ne pouvait (ni ne devait d’ailleurs) faire l’impasse sur Ogdra Jahad, le dieu apocalyptique prisonnier dans une autre dimension. Un genre de gros machin plein de tentacules, capables d’éradiquer l’humanité entre deux pets intergalactiques. Le lecteur assidu de Lovecraft reconnaîtra alors sans mal Yog-Sottoth… Pas étonnant de retrouver le cinéaste espagnol à la réalisation des « Montagnes hallucinées ». Projet qui traine des pieds depuis des années, cela dit, et qui devrait finir par voir le jour en 2017 avec, il fallait s’y attendre, Ron Perlman (Sons Of Anarchy, Le Nom de La Rose, Hellboy…).
Et le Nécronomicon, ce livre maudit, de la jouissive série des Evil Dead de Sam Raimi (la trilogie Spider-Man, Darkman…) est né dans le cerveau de quel cinglé à votre avis? Nécronomicon qui se retrouve dans Vendredi 13 : Jason va en enfer. Un livre, fictif rappelons-le, tant il a pu susciter des chimères bien réelles, devenu célèbre pour la mention suivante : « That is not dead which can eternal lie / And with strange aeons even death may die » qu'on pourrait traduire par "N'est pas mort ce qui à jamais dort, et au long d'etranges éons peut mourir même la mort". On est plutôt proche du leitmotiv des Greyjoy de George R. R. Martin dans Game Of Thrones : « Ce qui est mort ne saurait mourir », non ?
On notera enfin la dernière engeance cinématographique baptisée «Le Territoire des Ombres de l’espagnol José Luis Aleman. Un film réparti en deux volets, qui compte comme éléments lovecraftiens : une maison flippante, un veuf désespéré, un Aleister Cromley maléfique, un Necronomicon, un monde parallèle ouvert par des aristos en mal de sensations et un Cthuluh remonté comme une pendule. Des références lovecraftiennes omniprésentes faisant de ce film, passable un dimanche de pluie, un pastiche plus qu’une adaptation. À croire que la génération des cinéastes espagnols postfranquistes voue un seul et même culte à Lovecraft puisqu’à Del Toro et Aleman, il faut aussi ajouter Stuart Gordon, réalisateur à l’origine de Dagon, adaptation espagnole dispensable du Cauchemar d’Innsmouth.
Tout est dans le livre
Lovecraft ne s’est pas contenté de contaminer plusieurs générations de cinéaste. Qu’elle soit américaine, franco-belge, japonaise, européenne, l’influence qu’il a sur la bande dessinée est sans conteste la plus impressionnante. On l’a retrouvé comme nous l’évoquions plus tôt, dès le premier album d’Hellboy, à travers les plans de Raspoutine pour ouvrir la porte aux Dieux de l’Apocalypse. Mignola en parle comme de son influence majeure.
Même chose pour Alan Moore (les présentations sont bien sûr inutiles, mais si Watchmen ou From Hell ne vous disent rien, on peut pas grand-chose pour vous) avec ses Yuggoth Cultures and Other Growths. Un recueil d’histoire largement inspiré par Lovecraft et son recueil de poésie Fungi From Yuggot. C’est du cosmique, ça vous abîme la rétine avec des planches à la fois impossibles et foutraques dans la pure veine de l’horreur lovecraftienne.
En parlant d’Alan Moore, on ne pourra également passer à côté du Neonomicon qui là encore, s’inspire très largement du travail de Lovecraft, notamment Dagon (l’original, hein, pas le navet espagnol) et Le Cauchemar D’Innsmouth, poussant le vice jusqu’à mettre en scène un personnage dénommé Johnny Carcosa. Un nom qui nous est désormais familier, puisque largement utilisé dans True Detective (lui-même basé sur le Roi en Jaune de R.W Chambers qui lui-même inspira Lovecraft).
Plus que dans tout autre art, Lovecraft est à la croisée des chemins pour nombre d’artistes comme Ben Templesmith (les comics 30 jours de nuits, Hellspawn, Fell, Welcome To Hoxford…) et son gentleman zombie : Wormwood. Un cadavre en costard, contrôlé par un ver pluridimensionnel, combattant des forces obscures, la confrérie du calamar et tout un tas de tentacules.
Tentacules qui tendent à obséder l’artiste australien avec Squidder qui là encore, reprend les grands préceptes du maître pour les réintégrer dans une histoire branque où se mêlent post-apocalyptique, esthétique écorchée et créatures marines et tentaculaires. Tentacules qu’on retrouve dans Fall Of Cthulu, une série de M.A Nelson mettant en scène les affrontements entre les Grands Anciens et l’ambition du plus sombre d’entre eux: Nyarlatholep. Décidément…
L’école franco-belge et les Grands Anciens
Plus conventionnelle enfin, l’approche européenne de l’œuvre lovecraftienne n’en est pas moins ultra-productive. Si ce n’est plus. C’est toute une littérature qui pullule depuis plusieurs décennies avec des imparables comme Les Cauchemars de Lovecraft de Lalia ou le recueil de formats courts Les Mondes de Lovecraft. Sans parler du très graphique La Quête onirique de Kadath l’inconnue de Culbard. Le même Culbard à qui l’on doit deux autres adaptations très franco-belges de Lovecraft : Dans l’abîme du temps et L’Affaire Charles Dexter Ward.
Mais bien avant ces sorties, bien avant que Lovecraft reprennent du poil de la bête à travers ses apparitions au cinéma ou dans la BD, certains dessinateurs, aujourd’hui devenus monstres sacrés du 9ème art, avaient depuis longtemps plié les genoux devant H.P. Des monstres s’appelant Moebius, Andreas ou Druillet par exemple. Impossible, soit dit en passant, que vous soyez passé à côté de L’Incal, l’œuvre phare de Moebius avec Blueberry (qu’il signe sous son vrai nom : Jean Giraud) dont la reconnaissance artistique a largement dépassé nos frontières. Plus vraisemblable est la possibilité que vous soyez passé à côté de Druillet, ce dessinateur français au style inégalable dans la précision et la grandeur et qui a notamment marqué les esprits par une réécriture fantastique du Salammbô de Flaubert.
Et pour bien saisir l’influence lovecraftienne sur le travail des dessinateurs de cette génération, demandez-vous simplement ce que Druillet aurait pu faire pour son Lone Sloane sans Lovecraft ? Quelle gueule auraient eu ces planches facilitant l’entorse oculaire, ces quêtes interstellaires, ces mondes cosmiques futuristes sans H.P ? Parallèlement, à quoi ressemblerait le Cromwell Stone d’Andreas et ses énigmes extraterrestres sans Lovecraft ?
Rien d’étonnant au final, à ce qu’on finisse par retrouver le géant tentaculaire des profondeurs en guest-star dans un épisode (mémorable) de South Park, n’est-ce pas ?
« Insert coins… and soul »
Le monde du jeu vidéo n’est évidemment pas en reste pour les mêmes raisons que chez les cinéastes et les dessinateurs. Lovecraft était de ces auteurs à la marge qui, dans les années d’après-guerre, représentaient une sorte de subversion. En décalage de par leurs récits et leurs univers, les auteurs comme lui ont dessiné les contours de l’horreur fictionnelle telle qu’elle nous fait sursauter aujourd’hui. Et en termes de sursaut, l’industrie du jeu vidéo n’y est pas allée de main morte, et ce, dès ses premiers soubresauts avec The Horror Lurking en 1987. Un jeu vidéo interactif du temps d’Atari et de la Commodore 64 (c’est dire). L’ancêtre de Lifeline pour la faire courte où vous incarnez un personnage sans jamais le voir mais que vous dirigez par vos choix.
Mais c’est probablement dans le survival-horror (Resident Evil & Silent Hill pour la faire courte) des années 90 que Lovecraft a filtré le plus. Et pour cause, l’ensemble de la franchise Alone In The Dark par exemple, du premier volet de 1992 au dernier, baptisé Illumination, doit son univers glauque, ses zombies pandimensionnels, ses monstres difformes à qui, selon vous ? Plus fort encore, les références directes à Lovecraft en la personne du Necronomicon (oui, encore lui) ou de Cthuluh himself, dans le dernier volet.
Dans le même genre, on trouvera pas mal de ressemblances dans Amnesia : The Last Descent avec notamment les Kaernks très proches du Dagon et ses profonds, ou avec son principe de santé mentale du héros. Santé diminuant dès lors qu’on est spectateur de phénomènes paranormaux et autres. On pense immédiatement à L’horreur de Dunwich. Dunwich qu’on retrouve dans Fallout 3, une franchise qu’on ne présente plus, car plus proche de nous. Plus proche encore de nous, le récent Bloodborne et ses goules démoniaques bardées de griffes et de membres atroces.
« Game on ! »
Plus subtil, dans sa récupération du mythe lovecratien, le monde du jeu vidéo n’est pourtant pas en reste dès lors qu’il s’agit de placer çà et là quelques références bien senties. Peu importe le genre au final, puisqu’il est possible de retrouver notre maître dans un incontournable du FPS bourrin et sanguinolent (First Person Shooter) comme Quake à travers le nom donné au big boss : Shub-Niggurath (référence directe à l’un des Grands Anciens de Lovecraft) tout comme on entend parler d’un certain Yog-Sottoth Sam & Max : The Devil’s Playhouse. Un jeu d’aventure point-and-click où vous incarnez Sam le chien et Max le lapin, un duo de détectives privés.
Et si la référence n’est pas explicite, ne faut-il pas voir le gros machin vert à tentacule qu’on combat dans Half-Life, comme un avatar du mythe de Cthuluh ? Le classique parmi les classiques du jeu vidéo signé Valve doit beaucoup plus à l’écrivain qu’on pourrait le penser (portail pluridimensionnel, divinités venues d’autres dimensions, créatures effrayantes et improbables, démons gigantesques…).
« Ce qui est, à mon sens, pure miséricorde en ce monde, c'est l'incapacité de l'esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu'il renferme ». Bien que nous ne soyons pas là pour discuter de la pensée lovecraftienne, il faut avouer qu’avec des punchlines comme celle-là, il y a de quoi donner une vue d’ensemble sur la vision de l’homme qu’avait Lovecraft. Un maître de la fantasy, un précurseur de la SF et de la littérature d’épouvante. Un homme qui, avec le simple nom d’une ville qu’il invente comme ça, comme un petit mensonge, influence des artistes sur des décennies. Cette ville, c’est Arkham. Un nom désormais connu car récemment démocratisé par la franchise des jeux vidéo Batman, qui elle-même réactualise un lieu iconique pour tout amateur du héros masqué et des comics. On boucle la boucle ou on continue ?
Il est donc difficile vous comprendrez, de faire le tour complet de la question de Lovecraft vu comment son œuvre s’est infiltrée dans un nombre incalculable de productions et de genre. De la série des Aliens aux Elder Gods de Marvel, du rock avant-gardiste de Magma au trash metal de Metallica dans « The Thing That Should Not Be », Lovecraft s’est intégré à l’essence même d’un certain nombre de pratiques artistiques. Jeu de rôle, jeu de plateau, musique, animation…vous n’avez pas fini de voir du tentacule. Le mieux à faire, la seule chose que nous puissions donc vous recommander, c’est de faire comme nous : vendez votre âme aux Grands Anciens, c’est le plus rapide. Avec un peu de chance, il vous poussera des branchies.
VIOKMAN
Le 03 mars 2016 à 10:19TAINPU .... IL EST BON ZAPAN .....
ZAPAN
Le 08 mars 2016 à 16:01Merci Viokman, Les grands anciens sont une source inépuisable d'inspiration et d'information.