L’œuvre d’une vie, élue meilleure BD du vingtième siècle, ayant servie de référence à Bill Watterson, Chris Ware et Schultz. Un chat, une souris et du génie.
La culture est au cœur des sociétés. C’est un bien immatériel source de nombreuses réflexions, pourtant confrontée à un problème : comment perdurer ? C’est ce qui est arrivé à Krazy Kat, un Comic Strip démarré dans les années 1910 qui fut publié quotidiennement jusqu’en 1944 dans la presse américaine. Une œuvre considérée comme intellectuelle pour l’époque et qui ne rencontra jamais un immense succès auprès du public. Pourtant, son empreinte est bien présente dans ce médium qui en était alors à ses balbutiements. Des personnages qui à la mort de son créateur ne sont plus apparus sur le papier, telle l’œuvre d’Hergé, les amenant peu à peu vers un oubli certains qui ne survint jamais grâce au travail de rares éditeurs et lecteurs.
Car si l’on peut comprendre pourquoi Krazy Kat est une œuvre marquante en la lisant, encore faut-il pouvoir trouver des recueils de ces aventures, ce qui est particulièrement difficile dans le monde entier. La perte d’intérêt qu’il y a eu pendant des dizaines d’années suite à l’arrêt de la série a sérieusement compliqué le travail de récupération de l’œuvre dans sa totalité. C’est dans les journaux de l’époque qu’il faut retrouver les strips du Kat et non pas à l’aide des planches originales. Heureusement depuis quelques années Fantagraphics aux Etats Unis et Les Rêveurs en France tentent avec exhaustivité de remettre en lumière le travail précurseur de George herriman.
George herriman, l’homme derrière la brique
L’histoire de Krazy kat est intimement liée à celle de son créateur George Herriman, né en aout 1880 à la Nouvelle Orléans. Cette ville multiculturelle associée à des origines extra-américaines influencera la personnalité et le travail d’Herriman, en particulier au niveau de la langue. Il déménagera au cours de son enfance à Los Angeles, sa ville de cœur, qui lui fournira ses premiers travaux dans les journaux de la ville, notamment le Los Angeles Herald pour lequel il réalisera photogravures, illustrations publicitaires et ses premiers cartoons entre 1897 et 1900.
C’est au début du vingtième siècle que George va réellement commencer à vivre de ses strips en allant à New York. Là-bas il travailla pour les différents groupes de presse de l’époque : le T.C. McClure Syndicate, le groupe de Joseph Pullitzer aka l’homme à l’origine du fameux prix de journalisme et le magnat de la presse William Randolph Hearst. Si les deux premiers lui ont permis de faire ses premières armes en 1902 avec notamment les séries Musical Mose et Professor Oto & his Auto, les petites aventures d’un musicien noir ou d’un conducteur fou, il faut reconnaître que c’est en travaillant pour Hearst que le destin d’Herriman a changé.
En 1904 il est recruté par Rudolph Block du New York Journal de William Hearst pour des dessins sportifs, on est encore loin du fameux chat mais c’est un premier pas le rapprochant du protectorat du fameux Hearst. C’est en juin 1910 qu’il démarre la publication du strip The Dingbat Family, parfois nommée The Family Upstairs car elle cause beaucoup de tort à ses voisins. La série n’est pas un succès faramineux mais elle a le mérite d’être publiée quotidiennement pendant 6 ans ce qui en fait le premier travail au long court d’Herriman. Si cette série est devenue importante, c’est avant tout car elle contient les premières apparitions de Krazy Kat et Ignatz Mouse pour combler des vides laissés en dessous des strips lors de leur publication.
Ainsi le 1er août 1910 on peut apercevoir le premier gag du duo avec ce chat maltraité par une souris et le 13 août les deux personnages obtiennent des noms et un titre sous le strip de la Dingbat Family. Il faudra attendre ensuite 1913 pour que la série Krazy kat obtienne son propre strip quotidien dans les journaux de William Hearst, qui créa au passage le King Features Syndicate, la société qui distribua la plupart des grands personnages de BD dans les journaux du monde entier, avec par exemple Félix the Cat (Article à lire ici). Un homme très influant dans le milieu de la presse, tentant de devenir Maire de New York et croqué de manière non officielle par Orson Wells dans Citizen Kane.
Krazy kat sera publié dans des dizaines de journaux tous les jours, avec un passage à la couleur en 1935. C’est à la mort de George Herriman en avril 1944 que Krazy kat s’arrêta définitivement. La série ne connut jamais un succès populaire mais Hearst continua de soutenir le travail d’Herriman contre vents et marrées, permettant à l’auteur d’intégrer ses influences linguistiques et géographiques en toute liberté et surtout de gagner une certaine reconnaissance critique.
Au nom du Kat, d’Ignatz et du Sergent Pupp
Un des éléments expliquant pourquoi cette série est devenue culte est sans doute la qualité de son univers, très original pour l’époque. Krazy Kat c’est la série anthropomorphique par excellence. Si au départ le Kat était une sorte de faire valoir des humains de la famille Dingbat, il est rapidement devenu un personnage à part entière parfaitement caractérisé dans un environnement et entouré de bien d’autres animaux.
La série tourne autour d’une Trinité : Krazy Kat le chat, Ignatz Mouse la souris et Sergent Pupp le chien. Le Kat est un chat un peu simplet et naïf, aimant pousser la chansonnette et ne comprenant que très mal les relations humaines, enfin les relations animalières en l’occurrence. Ignatz est au contraire un personnage malicieux, obsessionnel et vil, son seul désir étant de faire du mal au Kat qu’il trouve particulièrement énervant. Le sergent Pupp est lui le représentant de la loi, il a pourtant bien du mal à empêcher Ignatz de commettre ses méfaits malgré une volonté sans faille. Il faut dire qu’il n’est pas le plus futé des flics et qu’il aide souvent par inadvertance son adversaire la souris.
Ces trois personnages sont donc le fil conducteur des strips d’Herriman. Ignatz cherche à lancer une brique sur la Kat, le sergent Pupp tente de l’arrêter avec un faible taux de réussite et Krazy Kat rêve de l’amour que lui donne la souris symbolisé par la brique qu’il reçoit sur la tête. Le gag se fait donc principalement en réinventant continuellement ce schéma, Ignatz invente de nouvelles méthodes pour lancer inaperçu sa brique, le sergent Pupp cherche des tactiques pour éloigner la souris et se rapprocher du Kat qui lui, toujours d’un air satisfait, se fait surprendre par les briques volantes et les arrestations amusantes d’Ignatz.
Animaux & Compagnie
Les autres protagonistes de la série sont des voisins de ces trois charmants compères et permettent de faire varier les ressorts comiques de la série. A travers eux des messages un peu plus profonds peuvent être diffusés sur la société. Ainsi Ignatz mouse se fournit auprès d’un fabricant de briques, le chien Kollin Kelly qui vend ses briques sans hésiter tant que l’argent et là, une fable légère du commerce aveugle qui ici en l’occurrence est une vente « d’arme ». Le sergent Pupp va souvent faire affaire à Miss Kwakk Wakk la fouineuse du quartier, celle qui raconte les ragots, qui se méfie de tout et veut absolument que l’ensemble des malfrats de Navarre soient arrêtés grâce à ses témoignages.
Toujours dans le volatile, on peut trouver Joe Storck la Cigogne qui est comme le veut la légende le distributeur d’enfant, un titre savamment décrit par Herriman qui le qualifie de « Fournisseur de progéniture aux princes comme aux prolétaires ». Comme quoi la famille met sur un pied d’égalité toute la population. On peut trouver ensuite bien d’autres animaux animés de vie : Bum Bill Bee est un scarabée marchant continuellement sans but et avec une certaine philosophie, Mock Duck est un canard très stéréotypé chinois avec sa laverie et son don de divination, peut-être la seule création pouvant être jugée d’un mauvais œil aujourd’hui, et enfin tous les autres animaux Kat qui aident bien notre chat quand il en fait la demande : Le Katfish, le Katbird…
Mais pour rendre attrayant cette ribambelle d’animaux, il a fallu inventer un cadre particulier et c’est là que George Herriman a mis le plus de sa personnalité dans son œuvre. En effet l’action se situe dans le Comté réinventé de Coconino, un endroit désertique comprenant un antique lac rouge, des rochers sculptés par le temps et propice aux mirages. En fait Herriman nous décrit ici l’Arizona, les décors du Grand Canyon avec une pointe de Western et de désert mexicain. Cette ambiance lui permettra de montrer toute sa palette graphique au travers de ses dessins. De véritables atouts pour cette œuvre, qui sur une page de journal peuvent se révéler puissants esthétiquement parlant.
De plus il imprègne ses personnages de son identité biologique. Herriman était une personne qualifiée de « couleur » sur ses papiers et il est probable que le côté noir du Kat ne soit pas dû au hasard. Tout comme le fait que la série soit très peu orientée sur les stéréotypes raciaux qui ont pu exister de manière visibles dans d’autres célèbres œuvres de l’époque.
De la case à la mise en page
On peut se dire qu’avec un tel univers, Herriman aurait dû rencontrer le succès populaire souvent acquis par des strips comiques à l’époque. Pourtant les choix de narrations ont rendu la série Krazy kat assez difficile d’accès. Il n’y avait pas de limites, même si certaines contraintes techniques ont pu exister, et c’est pour cela que le soutient de Hearst fut essentiel pour la pérennité de sa publication.
En effet Herriman s’amusait déjà dans le simple fait de dessiner ses cases et de les organiser, il ne respectait pas un schéma régulier entre ses strips et au sein même de ses gags. Si les strips quotidiens ont conservé un format « 5 cases à la suite » de manière régulière, avec parfois des variations « 6 cases à la suite » ou même « une seule grande case » il faut reconnaître que les planches dominicales étaient bien plus libres. Ainsi une page entière de journal pouvait être subdivisée en plusieurs lignes de cases, en quelques cases panoramiques, avec un fond dessiné et des textes à la manière des contes entrecoupés de quelques cases rectangulaires… Si d’un point de vue artistique ces expérimentations sont fort intéressantes, on peut comprendre que le lecteur de journal non passionné soit assez hermétique à ce type de changements de compositions.
Hearst permettait et encourageait cette liberté, il cherchait même à donner plus d’espace à ces planches dominicales en les proposant sur deux pages vers 1926 dans un format « 4 cases par page ». Mais un certains nombres de ses journaux, qui ne voulaient pas qu’une série peu apprécié prenne tant de place, décidèrent de publier ces huit cases sur une seule page. C’est ainsi qu’Herriman adopta un format courant pour les strips du dimanche « 3 cases en haut, 2 sur les côtés, 3 en bas et un vignette indépendante au centre ». Cette contrainte fut en quelque sorte un nouveau moyen pour Herriman d’exprimer sa créativité puisqu’il disposa un gag en une seule vignette au centre de ses pages dominicales.
De l’encre mais aucunes limites
Le lecteur pouvait aussi être troublé par une certaines apologie du non-sens faîtes par le dessin d’Herriman. En effet lorsqu’il contait un gag au travers de ses cases, il y dessinait des décors différents. Par exemple si le Kat est accolé à un arbre sur la case 1, on pourra très bien l’observer penché sur un rocher à la case 2, et appuyé sur une maisonnette à la case 3 alors que le récit lui est bien continu entre ces différents moments. Il en est de même pour certaines apparitions de personnages. Bum Bill bee n’a pas de sens en soit puisqu’il vogue au grès d’un grand je ne sais quoi, tout comme ses discours. De même pour les fameuses pattes d’éléphants qui se prélassent au bord du lac rouge et qui sont effrayées par Ignatz. Voir deux pieds d’éléphant se mouvoir sans corps peut effectivement interloquer le bon père de famille lisant son journal dans un fauteuil en cuir.
Outre cette partie graphique, il faut reconnaître que la partie linguistique de Krazy Kat n’est pas non plus très facile d’accès, d’où le côté intellectuel de la série. Le Kat baragouine son propre langage qui va posséder un fort accent « écrit » : I’m so Heppy au lieu de Happy, Ainjil au lieu d’ Angel, des K à la place de nombreux C… De plus il va intégrer des langues étrangères à son vocabulaire lié aux origines et aux lieux de vie d’Herriman, du créole de la Nouvelle Orléans, du Français, de l’espagnol une langue rependue en Arizona à la frontière du Mexique... Ce Meltin pot linguistique fut d’ailleurs un gros problème quant à la diffusion du comic strip dans les pays non anglophones, difficile en effet de traduire de tels personnages. D’autant plus qu’Herriman n’hésite pas à avoir un côté lyrique à certains moments ou à faire des références à de grands auteurs classiques comme Shakespeare avec Roméo & Juliette, plutôt à propos lorsqu’il s’agit de parler de l’histoire « d’amour » entre le Kat et Ignatz.
Le monde animé et sa perte d’identité
La naissance des courts métrages Krazy kat s’est faîte dans une période où les dessins animés se sont énormément développés aux Etats Unis. Fort de sa grande diffusion dans les journaux, le personnage est donc très rapidement devenu licence utilisable par les studios d’animation. Ainsi dès 1916 et pendant deux ans, c’est l'International Film Service qui va produire la première série animée Krazy Kat, une société appartenant au fameux William Hearst. Si la qualité de l’animation n’est pas extraordinaire, les images sont assez saccadées et il y a une volonté de coller à l’esprit BD en faisant apparaître des bulles de texte. Il faut noter que c’est la seule série où Herriman sera impliqué dans la rédaction des histoires. On trouve ainsi un design et des relations proches des strips originaux.
Au début des années 20, la Bray Production entame la réalisation de la deuxième série animée, peu d’épisodes sont fabriqués et ses caractéristiques sont proches de celle faîtes par Herriman. L’animation y est plus fluide et quelques variations de design sont visibles, mais la continuité est là.
Pourtant le véritable succès est venu avec une troisième série animée en 1925 avec la prise de contrôle du personnage par Margaret Winkler. Une grande dame de l’animation qui en tant que productrice et distributrice a travaillé sur le personnage de Félix le chat, star animée de l’époque, et avec Walt Disney à ses débuts. Cette fois ci on peut dire que Krazy Kat devient un réel personnage populaire dans le secteur de l’animation, mais il n’a plus grand-chose à voir avec son homonyme de bande dessinée. Herriman ne contrôle pas ces adaptations, et l’influence des expériences passées de Winkler se fait fortement sentir. Le Kat est bien plus rondouillard et arbore des traits proche de son concurrent Félix, Ignatz la souris est portée disparue, et les gags ne se basent plus sur des textes mais bien sur des situations cocasses comme en trouve beaucoup à l’époque : il s’occupe de bébé, imite Charlie Chaplin, flirt avec des copines…
Un chat qui change de sexe comme de chemises
Cette situation va perdurer jusqu’en 1939, entre temps le Kat aura eu un nouveau producteur en la personne de Charles Mintz, le mari de Winkler qui pris le contrôle de sa société à la fin des années 20. Le personnage obtiendra d’ailleurs une voix dans les années 30. Ce Krazy de Kat a donc un beau destin animé en cédant à la tentation de devenir un simili Félix, un triste constat quand on y pense par rapport à toute la profondeur que possède l’œuvre.
Un petit retour aux sources existera en 1963 via une nouvelle série en couleur par le King Features Syndicate, oui l’entreprise de distribution de cartoon créée à l’époque par Hearst. Les personnages de la BD reviennent, Ignatz possède ses briques et peut les lancer. Les couleurs assez psychédéliques typiques de la période et la féminisation du Kat seront toutefois des éléments qui ont du mal à passer pour tout amateur de l’œuvre originale.
Et oui faut-il le rappeler, mais ces différentes séries animées ont oublié un élément fondamental de la création d’Herriman : le non genre du Kat. Il n’est ni un garçon, ni une fille, en tout cas cette information n’est jamais donnée dans les strips de manière réfléchie par son créateur. Mais on peut comprendre que cette absence de norme soit problématique pour un média plus grand public tel que l’animation et les difficultés que cela peut poser avec la relation amoureuse Kat-Ignatz, qui aurait pu être perçue comme homosexuelle.
Krazy Kat est une création majeure du vingtième siècle. Le travail très riche de George Herriman ne sera probablement jamais republié en intégralité du fait de son ancienneté, mais il est important pour tout amateur du neuvième art et des personnages cultes d’un autre temps. C’est aussi une véritable histoire de personnes avec tout ce qu’a injecté Herriman au sein de son œuvre et le rôle déterminant d’un homme public mais dans l’ombre, William Hearst.