Perdre le dessinateur d’une série la condamne dans la majorité des cas. Pour Murena, ce n'est pas le cas. Retour sur une œuvre majeure de la BD.
En janvier 2014, l’artiste belge Philippe Delaby quitte ce monde. Il laisse derrière lui une série populaire, Murena, qui venait d’entamer son 3ème cycle avec la sortie du 9ème tome. Son camarade Jean Dufaux, après le temps du deuil, a poursuivi leur travail en s’associant au dessinateur Theo pour nous conter la fin de cette saga antique qui met en scène Lucius Murena, proche puis adversaire de l’empereur fou Néron, sur fond de montée en puissance du culte chrétien.
Un empire fragile
De 1997 à 2013, nous avons découvert l’histoire fictive de Lucius Murena, habitant de Rome en 54 après-JC. Dans le premier tome de la série Murena, nous assistons à la prise de pouvoir de Néron, fils de l’empereur Claude, qui profite du complot orchestré par sa propre mère, Agrippine. À l’origine, Lucius est un membre influent de la cour du nouvel empereur, jusqu’à ce qu’il se fasse bannir. Alors que Néron s’enfonce petit à petit dans sa légendaire folie, Lucius cherche à revenir dans les bonnes grâces du maître de Rome. Gladiateurs, vie des nobles et intrigues politiques sont au cœur du scénario du premier Cycle de la série, celui de la Mère.
Après un bond dans le temps de 4 ans, le Cycle de l’Épouse met en avant Poppée, la nouvelle favorite de Néron. De son côté, Lucius cherche à sauver sa propre bien-aimée et s’associe à des opposants de l’empereur. Le héros voyage en Gaule et s’éloigne des mœurs de Rome, mais il ne peut qu’y revenir alors que l’agitation règne autour des juifs, qui sont en fait les Chrétiens qui s’essaiment partout dans l’Empire dans ces années 62-63. Le cycle se conclut avec l’incendie de Rome et ses nombreux mystères auxquels est intimement lié Lucius, qui s’est rapproché d’un certain Pierre…
Dernière ligne droite
Le tome 9 lance ce qui sera le dernier Cycle, celui de la Mort, entre conséquences de l’incendie, accusation envers les chrétiens et relation complexe liant Lucius à Néron. Les artistes nous font voyager à travers le règne de cet empereur tragiquement célèbre dans l’Histoire, en essayant de respecter au maximum les codes de l’Antiquité tout en s’offrant une marge de liberté grâce à Lucius. Violence, trahisons, sexualité, politique et religion se relaient pour mettre en scène ces années noires de l’empire romain. Saluée par la critique, appréciée du public et énorme succès commercial, la série Murena symbolise parfaitement une des tendances de la BD Franco-Belge : redonner vie à l’Histoire.
Un duo parfait
Le scénario est écrit par un artiste réputé de l’industrie, le belge Jean Dufaux. Né en 1949, il est l’auteur d’une myriade de séries et d’environ 200 tomes publiés. On lui doit notamment le scénario de Jessica Blandy, publiée depuis 1987 et comptant à ce jour 24 volumes. Dessiné par Renaud (rien à voir avec le chanteur), c’est un polar où l’on suit les aventures de l’héroïne dans les USA des années 80. Dès l’année suivante, l’auteur se lance avec Giacomo C (15 tomes au compteur en compagnie de Griffo) dans les aventures humoristiques de la vie de Casanova. Dans un tout autre style, on ne peut pas oublier La Complainte des landes perdues 1993, 9 tomes à ce jour avec Grzegorz Rosinski, sa grande saga médiévale/fantastique qui se déroule sur une île d’inspiration celtique.
En 1999, Dufaux lance Niklos Koda 1999 avec Olivier Grenson, une série d’une dizaine d’épisodes sur un espion français qui est confronté à la sorcellerie. Djinn, dès 2000 (13 tomes avec Ana Mirallès), est un autre méga-succès qui revient sur la fin du sultanat ottoman et l’Afrique coloniale. On comprend mieux pourquoi le scénariste a été choisi en 2013 pour écrire le 22ème tome de la série Black et Mortimer.
De son côté, le dessinateur belge Philippe Delaby est né en 1961. Après avoir publié Arthur au royaume de l’impossible ainsi que Richard Cœur de Lion en 1991 (scénario d’Yves Duval), il nous propose en 1993 Bran, en compagnie de Jean-Luc Vernal (Jugurtha ou Ian Kalédine), puis de 1994 à 1996 L’étoile polaire en compagnie de Luc Dellisse. C’est sa collaboration avec Jean Dufaux qui en fait une star de l’industrie, association qui se poursuit avec la reprise en main des dessins de la série La Complainte des landes perdues pour les tomes 5 à 8.
Le nouveau dessinateur
Avant, quand on associait BD et Rome Antique, on avait de suite en tête la série Alix. Avec Murena, Jean Dufaux a dépoussiéré le genre. Perdre son compère a dû être en déchirement pour l’auteur, qui devait tout de même, en sa mémoire, finir cette œuvre. Il s’est donc associé au dessinateur Theo Caneschi pour produire les derniers albums. Le grand public a découvert cet artiste italien avec la série Le Trône d’argile, publiée depuis 2006. Sur un scénario de Nicolas Jarry et France Richemond, elle raconte la fin de la guerre de Cent Ans. Le dessinateur a aussi illustré Le Pape terrible entre 2009 à 2013, une série écrite par une star de l’industrie, Alejandro Jodorowsky (L’Incal).
Theo Caneschi doit donc reprendre le flambeau et conclure une saga très populaire. Il est toujours difficile de poursuivre le travail d’un autre artiste. Astérix ou Black et Mortimer ne s’en sont jamais vraiment remis. Dans le cas de Murena, on peut se dire que le destin de la série est incarnée par le scénariste qui a planifié toute l’histoire. Cependant, ne pourrait-on pas dire que l’âme de la série est liée à son dessinateur ? Le défi est grand pour son successeur. Certains lecteurs ne remarquent pas la différence ou à peine. On lui souhaite bon courage, surtout dans un marché où les séries longues peinent à conserver leur lectorat. Jean Dufaux lui-même estime que l’époque n’est plus à ce format, mais ce serait dommage de se priver d’aventures qui nous accompagnent au fil des années.
Une série magistrale sur un empereur fou. Un destin tragique pour son dessinateur, dont la mémoire est honorée avec la poursuite de son travail, tel un maître de Rome qui achève les travaux pharaoniques lancés par son prédécesseur.