Si l'on compare l'industrie du jeu vidéo à celle du cinéma, de la bande dessinée mondiale ou de l'animation, on remarque que les créateurs de jeux sont moins connus du grand public. Toutefois, certains comme Peter Molyneux défrayent régulièrement la chronique.
Il y a bien sûr quelques noms célèbres dans ce milieu : Miyamoto, Kojima, les frères Houser. Néanmoins, le grand public peut difficilement citer plus de dix noms de créateurs de jeu vidéo. C'est une industrie jeune qui ne met pas particulièrement en valeur ses artistes. Cela est majoritairement dû au processus de production d'un jeu vidéo. Chaque projet d'envergure rassemble des centaines de développeurs et artistes plus ou moins indispensables. Là où la scène vidéoludique des années 70-80 (et celle dite « indépendante » aujourd'hui) faisait émerger un artiste qui travaillait seul sur son jeu, les grosses productions qui passionnent le grand public sont le fruit d'une équipe de très grosse taille. On ne retient souvent que le nom d'un artiste qui dirige une franchise ou qui opère depuis tellement longtemps dans le milieu que son nom est associé à plusieurs œuvres cultes.
À la différence du cinéma, une autre industrie nécessitant un énorme travail d'équipe (à l'opposé de la création d'un roman ou d'un manga par exemple), le jeu vidéo ne sacralise pas ou peu le poste de directeur créatif. Ce n'est pas comme pour un film où toute la communication se base sur les noms des acteurs, du réalisateur et parfois du producteur (quand personne d'autre n'est connu). Dans le jeu vidéo, les fans se prennent de passion pour une œuvre en développement car un scénariste, un animateur, un level-designer ou tout autre artiste est attaché au projet. Il n'est pas question ici de minimiser l'impact de l'équipe son ou lumière sur le tournage d'un film, au contraire, elles sont moins mises en valeur que dans le jeu vidéo où toute l'équipe fait bloc. Là où un film sera porté médiatiquement par le réalisateur, un jeu vidéo sera porté par tout un studio de développement. Cependant, comme précisé précédemment, il fut un temps où des artistes se sont faits un nom dans le milieu du jeu vidéo en enchaînant les projets populaires. Peter Molyneux est clairement de cette catégorie-là de créateurs, ceux dont on attend le nouveau projet, quel que soit la structure derrière lui.
PARCOURS D'UNE ROCK-STAR
Peter Molyneux débute dès 1982 sa carrière dans le jeu vidéo. Cet anglais cherche à tout prix le moyen de percer dans cette industrie naissante. Après avoir vendu des disquettes, il créé son premier jeu, une simulation de gestion d'entreprise, en pensant pouvoir vendre des cartons entiers juste sur son nom : The Entrepreneur. C'est à l'époque la mode des simulations en tout genre et des jeux qui se vendent d'abord sur leur jaquette. C'est un énorme échec, mais qui ne tente rien n'a rien, et Molyneux se lance ensuite dans un nouveau business lié à la bouffe. C'est là que le destin se mêle de ses affaires. La nouvelle société de Molyneux s'appelle Taurus, ce qui est proche de Torus, non ? Or Torus, c'était une importante société informatique à l'époque. Quand Commodore, un des leaders du marché électronique dans les années 80, envoi les prototypes d'une certaine « Amiga » à Torus, c'est Taurus qui les reçoit. En gros, Molyneux, sans rien demander, viens de recevoir des copies de la prochaine bombe vidéoluqiue, la console qui va tout déchirer. Que faire ? Le bonhomme va revenir à son premier amour, les logiciels, et produire son premier succès, une base de données pour l'Amiga.
Nous sommes en 1987 et Molyneux utilise l'argent glané par miracle pour fonder Bullfrog, le mythique studio anglais. C'est là que va naître Populous, le premier God-Game (on joue un dieu en définissant le destin de son peuple). Méga succès en 1989, c'est ce qui va lancer la carrière de Molyneux à une époque où tout est à créer. L'anglais s'occupe des designs et de la programmation. Il va successivement lancer Powermonger (un STR), Syndicate (un tactical) et Theme Park (construire un parc d'attraction). Ventes et articles de presse vont faire la réputation de Molyneux. Son studio est racheté en 1995 par Electronic Arts, l'ogre de l'industrie, qui lui offre un poste de vice-président. Molyneux conclut son travail chez Bullfrog avec la sortie en 1997 de Dungeon Keeper, le légendaire jeu où l'on défend son donjon d'un héros. Les critiques sont dithyrambiques et vont donner des ailes à son créateur.
Il fonde une nouvelle entreprise, Lionhead Studio, et finance le coûteux développement pour l'époque (six millions de dollars) de son prochain jeu jusqu'à sa sortie en 2001. C'est Black & White, son nouveau God Game qui profite de la 3D pour réinventer les mécaniques du genre. Très attendu, le jeu est bien accueilli par le public et une suite est mise en chantier. Cependant, Molyneux, business-man invétéré, travaille déjà sur une nouvelle franchise destinée à soutenir la X-Box de Microsoft. Ce sera Fable. C'est là qu'on peut réellement marquer la dérive du créateur. Molyneux est talentueux, mais il a un énorme défaut : il promet à chaque nouveau jeu une révolution et tout un tas d'options. C'était le cas à l'époque de Bullfrog (1987-1997), mais l'ère Lionhead (2001-2012) sera marquée par les promesses non tenues.
Ainsi, le jeu vidéo Fable devait être le RPG ultime où l'on détermine la vie entière d'un héros en créant une famille. Il faudra trois opus pour proposer la majorité des mécaniques promises, et le jeu n'a jamais été techniquement à la hauteur. Avec The Movies, Molyneux promet, en plus de gérer un studio hollywoodiens pendant 100 ans, de créer ses propres films. L'aspect gestion est sympathique, mais le jeu scénique des personnages rend le tout ridicule. Dans ce jeu, on choisit sa scène, son acteur, le décor, le scénario, le placement de caméra...sauf que les animations des personnages sont dignes des nanars, tout est surjoué. On peut avancer que ce n'est qu'un jeu qui ne peut pas reproduire la réalité mais au moins mettre en scène une caricature, mais The Movies devait être le bac à sable rêvé des cinéphiles, pas des fans des Charlots.
AMBASSADEUR RECHERCHE SA MISSION
Au fur et à mesure des années 2000, Molyneux perd son aura. Ses jeux ne tiennent pas les promesses qui font saliver ses fans et le créateur se rapproche de plus en plus de Microsoft, jusqu'à vendre son studio en 2006. Il devient l'ambassadeur de la marque époque X-Box 360. En 2009, il est nommé Directeur Créatif de Microsoft Game Studios. Star des médias, tout le monde se bouscule pour l'interviewer et Microsoft souhaite profiter de sa réputation pour fidéliser les gamers. Malheureusement, les promesses non tenues de Fable et de Black & White ternissent la réputation du créateur anglais qui se confond plusieurs fois en excuses après leurs sorties, promettant des changements dans la suite. Las, le public se détourne du créateur et ne croit plus en lui à la fin des années 2000. Fable 2 (2008) et Fable 3 (2010) ne vont jamais convaincre. L'histoire se répète : après avoir vendu son studio et intégrer le grand groupe acquéreur pour un poste de dirigeant, Molyeneux reprend de nouveau sa liberté et fonde un autre studio de développement : 22Cans.
Le créateur qui a plus de 50 ans semble perdu dans ce nouveau monde numérique. Alors qu'il définissait les tendances ou tout du moins surfait habilement dessus pendant les années 90, on le voit reprendre ce qui marche pour en faire son propre projet. Avec Curiosity What's Inside The Cube ?, Molyneux propose un concept « magique » : des millions de joueurs sur le net doivent creuser la surface d'un seul cube, ensemble, jusqu'à atteindre son noyau pour découvrir son secret. Celui qui donnera le dernier coup de pioche sera le grand vainqueur et verra sa vie bouleversée. Ce n'est pas un jeu à proprement parlé mais une expérience sociale. Cependant, les gains promis vont de nouveau symboliser l'incapacité de Molyneux à tenir ses promesses. En l’occurrence, le vainqueur devait devenir le grand maître du prochain jeu de Molyneux : Godus, son nouveau...God-Game. Au-delà de cet énième retour aux sources, ce jeu promettait au vainqueur de Curiosity un pourcentage sur ses ventes ! Le truc, c'est que le gars attend encore ses gains.
De plus, Godus est lui-même au cœur d'une nouvelle polémique. Comme prévu, Molyneux n'a pas tenu ses promesses pour ce jeu. Cependant, cette fois, il a fait appel à Kickstarter pour financer le développement. Il a donc sollicité directement les joueurs (et ses fans) et s'est donc réellement engagé cette fois. Croire aux promesses d'un développeur en lisant son interview, c'est une chose. Financer son jeu sur la base de mécaniques précises qui seront incluses dans la version finale, c'est une autre chose. 526 000 livres récoltées sur les 450 000 demandées, c'était plus que suffisant pour tenir ses promesses, non ? Sauf si on s'avance trop comme d'habitude. En plus, en proposant le jeu en early-access, on se suicide en direct car on sait bien que ce processus demande une rigueur extrême pour continuer le développement. Molyneux l'a reconnu depuis 2013 : il aurait dû pour une fois finir son jeu avant de le proposer au public.
En outre, Kickstarter, c'est le royaume des promesses faites pour attirer l'argent. C'est comme donner de l'argent à quelqu'un accroc au jeu, il en fera toujours plus. La sortie d'un free-to-play Godus sur iOS montre à quel point le studio s'est cramé les ailes en courant après les promesses du patron. L'industrie moque Molyneux, il s'excuse encore une fois (c'est au moins un mérite qu'on doit lui reconnaître) et les backeurs (ses fans et financiers) deviennent aigri. Insultes et menaces fusent mais le jeu Godus ne sera sans doute jamais fini. On a l'impression que l'amateurisme régit le studio d'un créateur aguerri. Quand il évoque le gagnant du jeu Curiosity qui n'a toujours rien reçu, Molyneux explique cette situation par le départ de la personne chargée de cette tâche. Depuis, personne ne s'en occupe. Molyneux l'a bien compris et l'a déclaré lui-même : il n'a plus aucune réputation dans cette industrie. Ou alors une, mais sale, très sale. D'où sa volonté de disparaître médiatiquement.
Qu'il est triste de voir un créateur adulé perdre son crédit au fil des années jusqu'à devenir la risée du public. S'il faut retenir une seule leçon : promettre, c'est bien. Sortir un jeu complet, c'est mieux. À chacun de définir la place du curseur.