Depuis 2009 au Japon et 2013 en France, le manga Shingeki no Kyojin, que l'on connaît sous le nom de L'Attaque des Titans, connaît un succès croissant et inégalé si on le compare aux autres nouveautés. Essayons de comprendre ce phénomène.
Il est intéressant de s'attarder un instant sur la traduction du titre japonais de ce manga. Littéralement, Shingeki no Kyojin signifie l'avancée et non l'attaque des Titans. Mine de rien, ça nous renseigne un peu sur l'atmosphère souhaitée par le mangaka Hajime Isayama qui signe là sa première oeuvre. Bien sûr, le terme attaque est bien plus vendeur, mais la particularité de ce manga est de surprendre dès le départ le lecteur. Alors que l'on s'attend à un bon gros shonen où la baston sera la colonne vertébrale, on découvre un univers sombre, crasseux, désespérant, où l'humanité semble avoir été punie en étant presque exterminé par une race de Titans canibales sortis de nulle part.
CE SOIR ON BOUFFE DE L'HUMAIN
L'histoire commence alors que l'humanité survit recluse dans un seul territoire protégé par une série de murs géants. On parle ici d'une véritable région aussi grande qu'un département, avec sa campagne et ses villages. L'humanité est piégée, isolée du reste du monde, comme si le tout était une métaphore du Japon médiéval. En tout cas, on a l'impression de se retrouver dans un film d'horreur où les humains ne sont que des cibles pour le prochain repas des Titans. Les dessins eux-mêmes, rebutants pour de nombreux lecteurs, accentue ce malaise. Le design diforme des Titans est ainsi pour certains la force de ce manga et pour d'autres son principale défaut. C'est donc un monde assez atypique qui nous est dépeint, parfois dans la mouvance des films de zombies où une simple erreur d'inattention entraîne la mort. Shonen oblige, on retrouve bien sûr un ordre spécial défendant les humains au péril de la vie de ses membres.
Le héros, Eren, n'est qu'un enfant qui observe horifié son monde s'écrouler dès le début de la série. Alors que les humains pensent être à l'abri, sans attaque depuis plusieurs générations, voici pas qu'un Titan géant ouvre une brèche dans le premier mur où s'engouffrent des dizaines de ses comparses. Epoque médiévale oblige, il faut un certain temps pour que l'information se propage alors que le peuple cherche à fuir le carnage. Si Eren et ses amis sont sauvés, sa mère se fait bouffer sous ses yeux alors qu'un soldat l'éloigne du danger. Il décide donc d'intégrer l'armée pour se venger. Rajouter au scénario le secret de son père, qui a disparu alors qu'il semble avoir des informations sur la nature même des Titans, et Eren se retrouve comme dans tout bon shonen être la clé pour vaincre ces monstres. C'est d'autant plus vrai que, attention spoiler, dès le second tome, on découvre que le jeune homme peut lui-même se transformer en Titan. C'est une arme incroyable pour l'humanité qui a enfin une chance de renverser la vapeur, de passer du statut de proie à celui de prédateur.
UN PREMIER COUP PARFAIT
Le mangaka a essayé à ses débuts d'intégrer le Weekly Shonen Jump, mais son style ne collait pas avec les productions du magazine numéro 1 au Japon. Il a été accueili par l'éditeur Kodansha qui lui a proposé, après divers travaux d'assistants, de publier sa série dans le Bessatsu Shonen Magazine à l'occasion de son lancement en 2009. C'est un magazine mineur qui est clairement porté par cette série. Cela a amené le mangaka à produire une série mensuelle et non hebdomaire, ce qui donne des épisodes plus denses et moins dans l'allongement jusqu'à l'épuisement d'un combat pendant huit chapitres par exemple. Le ton mature et la rapide adaptation en animé ont fait émerger ce manga de la masse produite chaque année pour devenir une figure de proue de l'industrie. Alors que l'Occident se passionne pour The Walking Dead et la hantise de voir le monde détruit par des zombies, les japonais se font peur en imaginant l'humanité à la merci de monstres cannibales.
Avec 16 volumes publiés au Japon (pour une fin envisagée d'après l'auteur autour du tome 20) et un animé lancé en 2013, L'Attaque des Titans cartonne au Japon, en France et aux USA. Pour mesurer ce succès, un simple constat : France 4 a diffusé la première saison de l'animé le vendredi à 22h45. La chaîné visait un public adulte avec un macaron -10 ans et une communication comparant la série à Games of Thrones, ce qui est un des trucs les plus idiots que je n'ai jamais entendu. Il faut dire que l'animé à lui seul a converti de nombreux fans par son explosivité et sa cruauté, profitant à fond des combats aériens avec des soldats attaquant les Titans tels des moustiques. De plus, le réalisateur n'est nul autre que Tetsuro Araki, lui qui avait déjà fait franchir un pallier au manga Death Note en l'adaptant en animé (un succès énorme à l'époque, même auprès d'individus ne lisant jamais de mangas). Avec la puissance du studio Production I.G., c'est un véritable blockbuster qui s'est abattu sur les otaku et qui commence à s'étendre au reste du public. C'est gore, c'est stressant, c'est sans pitié pour les personnages et c'est limite hypnotisant car on cherche inlassablement à comprendre le raisonnement de ces Titans qui ne semblent pas coordonnés, jusqu'à l'apparition d'un de leurs. On ne sait jamais quand la chasse va se transformer en catastrophe et tout le monde risque d'y passer.
UN TRONE VACANT
Les chiffres sont assez fous et impressionnants pour ce manga. Outre la flopée de spin-off (mangas, romans, jeux vidéo et même film live), les ventes de la série de base sont phénoménales. Sur l'année 2014, L'Attaque des Titans est à la seconde place du top 50, juste derrière One Piece avec à peine 100 000 copies de différences. Avec 11 millions 728 368 d'exemplaires vendus au Japon, c'est plus qu'un best-seller, c'est une raz-de-marée. En comparaison, Naruto, 5ème de ce top et en pleine fin actuellement (chose qui doit normalement mobiliser les lecteurs), n'a écoulé QUE 5 millions de copies en 2014.
Il faut remonter au manga Fullmetal Alchimist au milieu des années 2000 pour retrouver une telle domination en dehors des publications du Weekly Shonen Jump. Les deux séries partagent d'ailleurs un monde similaire dans leur culture et technologie, une sorte d'Europe à mi-chemin entre la fin du Moyen-Âge et l'ère Victorienne. Amusons-nous à lister les autres shonen qui concurrencent L'Attaque des Titans. On a tout d'abord la trinité bien connue du WSJ : One Piece, Naruto et Bleach. Si le premier poursuit sa route tranquillement, sans faire de vagues mais en restant le leader incontesté de l'Histoire du manga en terme de vente (devant Dragon Ball depuis peu), Naruto a pris fin après de nombreuses critiques et Bleach... On va être sympa et dire que les promesses de l'arc à Soul Society n'ont jamais été tenues. Kubo sait toujours créer plein de personnages très cools, mais l'histoire ne vaut plus rien et les ventes ne reposent que sur la fidélité d'une partie des fans, la fin étant proche pour ce manga. Toriko est la relève de ce magazine, mais il est bien moins plébiscité à l'étranger et il ne peut être considéré comme un phénomène marketing et commercial. Hunter X Hunter n'est pas assez régulier depuis des années et a lui aussi du mal à s'exporter alors que Gintama n'intéresse que ses lecteurs.
Detective Conan s'est durablement installé en devenant un phénomène culturel, mais il ne provoque plus l'excitation du public et des médias. C'est une institution, ce qui est déjà énorme. Fairy Tail a un temps prétendu au titre de shonen numéro 1 sans détrôner One Piece. Ses meilleures années sont derrière lui en terme de ventes, le public s'étant déjà fait une idée sur sa qualité (on ne découvre plus cette série). Au rayon des mangas plus récents, Assassination Classroom a connu un certain buzz, y compris en France, mais c'était surtout avant sa publication et il n'a pas su convaincre tout le monde. Blue Exorcist a vécu une trajectoire similaire à L'Attaque des Titans avec un animé explosif, mais son manga ne déchaîne pas les foules. One Punch Man fait plus office de petite pépite et n'a pas de ventes phénoménales alors que Magi passe inaperçu en Occident. Les autres sensations ont cristallisé leurs publics avec ceux qui adhèrent ou pas, on a donc déjà une idée sur leur potentiel.
Reste mon chouchou, Seven Deadly Sins, qui semble combiner succès critique commercial. Un animé a débuté sa diffusion mais on est pas pour l'instant dans le phénomène de mode à proprement parlé. C'est plus la bonne surprise old-school, avec un univers classique qui ne révolutionne pas le genre. L'Attaque des Titans semble donc bien amené à conserver sa place d'ogre commercial jusqu'à la fin de sa publication d'ici trois ans maximum. Il aura alors le même statut que Fullmetal Alchimist, celui d'un shonen culte qui a passionné les foules telle une comète dans le ciel.
L'Attaque des Titans frappe fort de par son univers atypique, son explosivité, son identité visuelle originale mais aussi grâce à un certain vide actuel en terme de shonen, les séries phares étant dans le creux de la vague. Si l'auteur ne change pas d'avis, ce manga sera rapidement archivé et l'on pourra alors se remémorer avec nostalgie son succès fulgurant.