Comme toute industrie, celle du manga a ses codes. Alors que le public français dévore ses œuvres préférées en lisant des tomes publiés tous les deux à six mois, au Japon, tout commence par un magazine regroupant plusieurs séries.
La culture japonaise s'est profondément imposée en France ces trente dernières années. Il n'est plus rare de voir de milliers de jeunes français discuter d'obscurs groupes de musiques nippons ou débattre autour du port des habits traditionnels du pays au Soleil Levant lors de grands festivals comme la Japan Expo (plus de 200 000 visiteurs). Néanmoins, la maîtrise de la langue japonaise reste encore peu répandue. Ainsi, alors que de nombreux français lisent les comics en version originale grâce à leur maîtrise de l'anglais, les mangas directement importés du Japon reste encore rares. Si la France est le second marché pour ces œuvres derrière le Japon, elle reste quasi-exclusivement régie par la traduction des mangas.
COMPRENDRE LE CLASSEMENT
Les lecteurs français ont bien compris que la connaissance du marché japonais du manga était nécessaire pour comprendre l'évolution de notre propre marché. Il faut maîtriser le cycle de vie d'un manga, assez simple au final. Tout commence par la publication d'un one-shot pour tester la réaction du public. La série est ensuite publié dans un magazine. Il en existe des centaines au Japon. Certains ont une publication hebdomadaire, bimensuelle (toutes les deux semaines) ou mensuelle. Chaque numéro d'un magazine propose de 10 à 30 séries, de 300 pages à 800 pages ! Certaines de ces anthologies sont célèbres chez nous comme le Weekly Shonen Jump (DBZ, Naruto), mais il faut bien comprendre qu'au Japon, ces magazines n'ont pas pour vocation d'être collectionnés ! Proposés avec un papier pour le moins « dégueulasse », l'objectif de ces magazines pas chers est de fidéliser un public. Ce n'est qu'en regroupant plusieurs chapitres d'une même série dans un tome pour la vente en librairie que l'éditeur offre une édition plus ou moins luxueuse, tout du moins correcte.
Pour qu'un manga soit proposé en album, il faut bien sûr qu'il rencontre le succès lors de sa première publication. Comment faire pour déterminer quelle est la lecture préférée du public ? C'est simple. Un magazine comme le Weekly Shonen Jump base son sommaire sur les choix des lecteurs. À chaque nouveau numéro, il effectue un sondage auprès du public qui classe chaque épisode publié. Ces résultats sont pris en compte quelques semaines plus tard pour définir le sommaire. C'est donc une prise en compte constante de l'avis du public, avec un certain délais toutefois.
On dit toujours que c'est le public qui fait le succès d'une œuvre, mais le système est concrètement appliqué au Japon. Une série qui rencontre l'adhésion du public aura le droit à une adaptation animée et verra sa publication prolongée tant qu'elle se vend bien. À l'inverse, un manga qui ne rencontre pas les suffrages des lecteurs sera rapidement stoppé et ne connaître que deux ou trois tomes reliés dans le meilleur des cas. L'annulation est souvent brutale et c'est pour cela que la majorité des shonen débutent par un vingtaine de chapitres présentant l'univers, et donc son potentiel, avant de se lancer dans leur première histoire d'envergure.
Certains mangas comme Psyren ont ainsi connu une vie compliquée, étant régulièrement relégué dans le fond du classement du WSJ, mais cette série a survécu grâce aux ventes en tomes. Elle a finalement été annulée après deux ans de publication tout en trouvant un certain public en France, ce qui prouve que la survie d'une série dépend d'abord de son sort dans le magazine où elle est prépubliée. Voici un exemple de classement du WSJ, vous remarquerez que la série présente en couverture est toujours placée en première position :
LA SHUEISHA
Débutons ce tour d'horizon des principaux magazines de prépublication de mangas par celui qui est sûrement l'éditeur le plus célèbre parmi les initiés français : la Shueisha. L'éditeur est connu pour son navire amiral, le plus médiatique des magazines du genre au Japon, le Weekly Shonen Jump. Comme son nom l'indique, ce magazine est publié chaque semaine depuis 1968 (il existe deux pauses annuelles). C'est un rythme soutenu pour tout dessinateur devant proposé 20 pages à chaque fois (dans le monde des comics, c'est 20 pages par mois et c'est déjà compliqué). C'est une des raisons, avec la volonté de publier un magazine pas cher, pour laquelle les mangas sont en noir et blanc (les pages couleurs restent exceptionnelles). Les mangakas sont aussi entourés d'assistants, chacun étant spécialisé dans un domaine comme les décors par exemple. Sur un planning de travail hebdomadaire, un artiste va consacrer une partie de la semaine à la recherche d'informations et d'idées pour construire son scénario, puis le reste au dessin en lui-même.
Le WSJ est un magazine shonen, c'est à dire qu'il publie des séries ciblant les jeunes garçons, mais en grandissant nombre d'entre eux restent fidèles à ce genre et les artistes eux-mêmes essayent de proposer des histoires plus matures dans de nombreux cas. Outre le WSJ qui a publié les classiques Dragon Ball, Olive et Tom, City Hunter, Saint Seiya, One Piece, Naruto et tant d'autres, la Shueisha propose un second magazine shonen nommé le Jump Square. Mensuel, il vise une publication plus mature avec des séries comme Blue Exorcist. Récent (2007), ce magazine est le successeur de précédentes publications de la Shueisha qui n'hésite pas à fermer certaines parutions pour en ouvrir d'autres. Dans la catégories seinen (mangas pour un public adulte), citons le Weekly Young Jump, l'autre star de l'éditeur depuis 1979 (Gantz, Real). Il y a aussi le mensuel Ultra Jump depuis 1999 (foyer actuel de Jojo Bizarre Adventures) et le bimensuel Grand Jump depuis 2011. L'éditeur propose aussi des magazines destinés aux spin-off des licences majeures, notamment le mensuel V Jump (Digimon, Dragon Quest) depuis 1993 et le bimestriel Saikyo Jump (Dragon Ball SD) depuis 2010. N'oublions pas les magazines shojo (visant en priorité un public féminin, mais ces dénominations sont souvent floues tant le public est varié) avec le mensuel Ribon depuis 1955 et les bimensuels Margaret (depuis 1963) et Cookie (depuis 1999). Enfin, il existe aussi le magazine mensuel josei (les femmes de 15 à 30 ans) Cocohana depuis 1994.
KODANSHA
Passons maintenant à l'ogre Kodansha, un empire médiatique au Japon qui ne fait pas que des mangas. L'éditeur est néanmoins un pilier du genre avec comme principale publication le Weekly Shonen Magazine, principal concurrent du WSJ. Depuis 1959, cette hebdomadaire a proposé de nombreux mangas ayant rencontré un grand succès (Kamen Raider, Devilman, Fairy Tail, Seven Deadly Sins). Le catalogue de la Kodansha semble plus étoffé que celui de son rival. Toujours dans la catégorie shonen, il y a le mensuel Monthly Shonen Magazine (aussi appelé Gekkan) publié depuis 1975 (citons le manga Beck), mais aussi le Magazine Special (le nouveau manga GTO en ce moment), un mensuel créé en 1983. Le mensuel Shonen Sirius existe depuis 2005 (Yozakura Quartet) et publie en ce moment un spin-off de L'Attaque des Titans, qui est pour sa part proposé dans le récent mensuel Bessatsu Shonen Magazine. Enfin, cet éditeur va lancer un nouveau bimestriel cette année appelé Shonen Magazine R. Pour les seinen, la Kodansha possède deux poids lourds : le Weekly Young Magazine (Akira, xxxHolic, Initial D) depuis 1980 et le Weekly Morning (Billy Bat, Space Brothers, Vagabond) depuis 1982. Un mensuel est édité depuis 1986, le Monthly Afternoon (Vinland Saga et Kinghts of Sidonia en ce moment). Il y a aussi le bimensuel Evening depuis 2001 (Witchcraft Works) et le bimestriel Good!Afternoon depuis 2008 (Gunmm Last Order). Pour les shojo, il existe Nayakoyoshi, Bessatsu Friend, Dessert et Aria. Enfin, les josei Be Love et Kiss complètent cette liste que j'espère exhaustive (pardonnez-moi pour le manque d'informations concernant les shojo, je ne connais pas du tout le sujet).
SHOGAKUKAN
Le troisième larron du marché, c'est la Shogakukan, l'éditeur qui a créé il y a des décennies la Shueisha. Les magazines de la Shogakukan sont similaires à ceux de ses deux compères. Pour les shonen, nous avons le Weekly Shonen Sunday depuis 1959 (Detective Conan), le bimensuel Shonen Sunday Super depuis 1978 (Undead, Alice In Borderland) et le mensuel Monthly Shonen Sunday depuis 2009. C'est du côté des seinen que l'éditeur domine clairement l'industrie avec le label Big Comic. Le magazine Big Comic existe depuis 1968 au format bimensuel (Golgo 13, Quartier Lointain). En 1972 apparaît un autre bimensuel, le Big Comic Original (Monster et Pluto), et en 1980 un hebdomadaire, Big Comic Spirits (20th Century Boys, Ushijima et Raibow). On voit bien que Naoki Urasawa, une des stars de l'industrie, voit ses mangas publiés par la Shogakukan dans différents magazines selon son rythme de travail. Certains artistes ne peuvent tenir le rythme hebdomadaire, mais en contrepartie les chapitres d'un mensuel sont plus long (environ 40 pages). Toujours dans les seinen, le Big Comic Superior est un bimensuel depuis 1987 (Sanctuary, Moonlight Mile). Enfin, deux mensuels : le Monthly Sunday Gene-X (Black Lagoon et March Story) et le Monthly Ikki (Freesia, Bokurano et Sunny). N'oublions surtout pas le Coro Coro Comic, une des valeurs sures du marché (plus de 1 millions de copies chaque mois) qui propose depuis 1977 des adaptations d'animés ou de jeu vidéo comme Pokémon mais aussi un manga culte, Doraemon. Pour les shojo, Shogakukan édite Betsucomi, Cheese !, Ciao et Shojo Comic. Deux magazines josei sont aussi proposés : Flowers et Petit Comics.
LES OUTSIDERS
Concluons ce brief aperçu du marché japonais par deux outsiders. Tout d'abord, la maison d'édition Kadowaka. Elle exploite la juteuse licence Gundam avec le mensuel Gundam Ace, mais elle propose aussi des shonen originaux avec le Shonen Ace (Deadman Wonderland), des seinen avec le Young Ace (Blood Lad) et enfin des shojo avec le Monthly Asuka. L'autre outsider est une division du célèbre éditeur de jeux vidéo Square Enix. Elle propose trois magazines shonen ayant fait naître d'énormes cartons ces dernières années. Le Monthly Shonen Gangan a révélé Fullmetal Alchimist et Soul Eater ; le Monthly Gfantasy a publié Black Butler et Pandora Hearts ; enfin, le moins connu Gangan Joker édite actuellement Red Eyes Sword et Scumbag Loser. Ces trois mensuels sont accompagnés d'un bimensuel seinen, le Young Gangan (Ubel Blatt, Dimension W et Jackals).
LES VENTES DE MAGAZINES
Dernière partie de cet aperçu, les ventes. Les chiffres que je vous propose sont ceux révélés par Oricon, le référent en la matière au Japon. Il ne semble pas que la Kadowaka et Square Enix divulguent leurs ventes, ce classement est donc incomplet mais il dévoile tout de même la parts de marché des principaux magazines. Ainsi, le Weekly Shonen Jump est le leader avec environ 2 millions 600 000 copies en circulation chaque semaine. À moins de 2€ l'unité pour presque 500 pages, ça fait rêver Marvel et DC Comics, sans parler des fans (encore une fois, le papier est vraiment immonde et il n'y a pas de couleurs). Sur la seconde place du podium, le Weekly Shonen Magazine de la Kodansha (1 million 200 000 unités) talonné de près par le Coro Coro Comic de la Shohakukan (1 million 100 000 unités). De la place 4 à 6, on retrouve trois magazines imprimés entre 593 000 et 566 000 exemplaires, respectivement le Monthly Shonen Magazine (Kod), le Weekly Young Jump (Shu) et le Big Comic Original (Sho), soit un shonen et deux seinen. Voici le classement complet :
Les ventes de ces magazines sont en grande majorité en baisse. C'est un phénomène mondial, entre usure du lectorat, progression du numérique (et du piratage surtout) et boom des éditions librairies. À son apogée, le Weekly Shônen Jump (quand il publiait DBZ, Slam Dunk and co dans les années 80) vendait 6,5 millions de copies ! La chute fut lente et sans fin jusqu'en 2007 où le magazine s'est stabilisé autour des chiffres actuels. Les fans français rêvent d'une version française (chose réalisée aux USA), mais l'éclatement des droits de publication de ces mangas entre les différents éditeurs rend la chose impossible. Pour l'instant, car la Shueisha a racheté Kazé Manga, éditeur français, et propose désormais en exclusivité ses nouvelles séries par ce biais. On peut imaginer dans une décennie, quand tous les titres actuellement publiés auront été remplacé dans le sommaire du WJS, que l'éditeur va lancer une version française du magazine afin de contrer le piratage et les traduction de non-professionnels dans les jours suivant la parution japonaise. Ou pas...
Cet article n'est qu'un bref aperçu du marché japonais. Il serait intéressant de comparer les ventes au Japon de chacune de ces séries avec celles en France pour connaître les différences de goût entre ces deux pays. On sait par exemple que Naruto est plus populaire chez nous alors que One Piece le domine, en terme de vente et de notoriété, au Japon.
X
Le 16 mars 2015 à 23:42Sympa même s'il y a beaucoup d'infos ! A quand un article sur les mangaka européens?
Farid
Le 17 mars 2015 à 09:08Ils ne sont pas très nombreux, faudrait en faire un ce serait très intéressant
Lanhalt
Le 02 décembre 2017 à 14:12Je suis particulièrement fan du tableau qui a au bas mot 5 ou 6 ans concernant les classements. Ça ne change rien à la pertinence de l'exemple certes, mais ça m'a fait sourire.
Farid
Le 02 décembre 2017 à 18:41Bonjour Lanhalt :) l'article a été publié en mars 2015, donc oui il n'est pas à jour, mais n'est pas aussi vieux que cela. J'avais collecté a l'époque les données, donc elles reflètent la situation d'il y a bientôt 3 ans maintenant. J'espère avoir le temps de livrer un exercice similaire bientôt. Nous avons un article sur le Weekly Shonen Magazine en "réserve" qui m'a fait penché sur ces chiffres, de mémoire on a encore beaucoup perdu et le WSJ est peut-être passé sous les deux millions. Merci pour votre lecture !