Dans le paysage audiovisuel moderne, la production américaine écrase tout sur son passage. Cependant, de l'autre côté de l'océan, une autre vision de ce média résiste en donnant naissance à un champion atypique.
Il y a de ces projets que l'on attend depuis trop longtemps pour être véritablement objectif à son sujet. Avec Taboo, tout commence il y a trois ans. À l'époque, les sérievores adeptes des productions britanniques attendent fébrilement la diffusion de la deuxième saison de Peaky Blinders. Frisson de la fin d'année 2013, cette série prépare son retour sur les écrans pour l'hiver suivant. Parmi les annonces officielles, l'arrivée au casting de Tom Hardy. L'acteur est alors une étoile montante du cinéma après des prestations remarquées dans Bronson, Inception, Warrior et surtout The Dark Knight Rises. On salive rien qu'en pensant à sa confrontation avec Cillian Murphy, héros de Peaky Blinders.
Tandis que le tournage de cette deuxième saison se boucle, on apprend que Tom Hardy va poursuivre sa collaboration avec Steven Knight, le créateur de Peaky Blinders. Les deux hommes ont déjà travaillé ensemble sur le film Locke et préparent désormais un mystérieux projet nommé Taboo. Knight n'en est pas à son coup d'essai. En effet, on lui doit aussi le scénario des Promesses de l'ombre, vibrant polar de David Cronenberg sorti en 2007. Bien sûr, cela n'est pas un gage de réussite pour ses prochaines productions, le scénariste étant par exemple l'auteur des films Le Septième Fils et Alliés. Sans commentaires.
Néanmoins, Peaky Blinders dégage une atmosphère si particulière que l'association entre les deux artistes génère une jolie hype autour de Taboo. La parfaite utilisation de Tom Hardy par Steven Knight donne envie de voir l'acteur évoluer dans un scénario construit autour de son imposante présence. Pour Peaky Blinders, Hardy s'est parfaitement glissé dans le rôle d'un gangster juif de l’Angleterre d'après la Première Guerre Mondiale. Quand on sait que Taboo se situe à Londres en 1814, on peut légitimement espérer vivre un nouveau voyage intense vers le passé crasseux du Royaume-Uni.
Le retour du démon
Ce n'est que début 2017 que débarque Taboo, une mini-série de 8 épisodes diffusée sur la BBC One au Royaume-Uni et sur FX aux USA. Voici le point de départ de l'histoire : « Considéré comme mort depuis des années, James Keziah Delaney refait surface à Londres en 1814, après 10 ans passé en Afrique, alors que son père vient de mourir. Il va refuser de vendre ce qu'il reste de l'héritage familial à la très puissante Compagnie britannique des Indes orientales. Son objectif est de bâtir sa propre entreprise de négoce et de transport vers l'Amérique, alors que la Royauté et la Compagnie convoitent la terre qui lui revient en héritage. James va devoir user de son génie pour résister aux différentes factions et survivre à ses nombreux ennemis. »
Attention, ce n'est pas le retour du fils prodigue. Tout est sale dans Taboo. Le passé de James, sa famille et ses relations incestueuses, Londres polluée, un entourage corrompu, une élite qui s'affronte pour le pouvoir, une régence incarnée par un homme peu distingué... Seule la Compagnie Britannique des Indes orientales semble tenir son rang. Elle écrase de son pouvoir toute opposition et ne s'attend pas du tout au retour de James, qui porte en lui de lourds secrets. Tout Londres colporte alors de terribles rumeurs à son sujet et il ne fait rien pour corriger sa réputation. Mieux, il en joue pour plonger ses adversaires dans la confusion. En effet, l'ancien soldat a un plan bien précis en tête, même si sa caboche semble possédée par la folie et le chamanisme.
James est un homme brisé, par la vie et par les secrets de sa famille. L’Afrique l'a transformé et en a fait un « démon » selon les bourgeois londoniens. Son ascendance, liée à l'acquisition par son père d'un territoire très important en Amérique, le tourmente. Il passe beaucoup trop de temps perdu dans ses pensées, dans ses rituels exotiques, négligeant son entourage qui est effrayé par ses agissements.
La série prend son temps pour dévoiler ses cartes aux spectateurs, pour laisser entrevoir la direction qu'elle prend. Cette première saison ne révèle pas tous les secrets, mais explique tout ce qu'il faut savoir. On devine, on comble les trous, on se satisfait de ce que l'on obtient car on sait pertinemment que le personnage ne va pas nous offrir le plaisir d'en savoir plus, ne va pas nous gratifier d'une longue tirade révélant tout son passé. À ce titre, le générique de la série devient compréhensible à mi-saison, tel un puzzle enfin assemblé. En outre, comme toujours avec Steven Knight, le thème musical nous hante pour longtemps.
Jeu de dupes
Fantôme errant sur les rives de la Tamise et dans la bonne société londonienne, James hérite d'une situation bien compliquée. Tout autre homme aurait craqué et vendu son héritage. Delaney n'est pas de ce bois-là. Ses interlocuteurs comprennent rapidement qu'il est dangereux de s'opposer à lui, alors qu'il semble de prime abord en position de faiblesse. Son comportement en révulse plus d'un, mais il attire aussi à lui ces mêmes personnes, fascinées par la psyché de celui qui ne se soumet à nul autre.
Le casting est impressionnant. Notons la présence de Michael Kelly (Doug Stamper dans House of Cards), Oonar Chaplin (l'amour de Robb Stark dans Game of Thrones), Jefferson Hall (le valeureux Torstein dans Vikings), Nicholas Woodeson (Posca l'esclave de César dans Rome) mais aussi Stephen Graham (Tommy dans Snatch) et surtout Jonathan Pryce (Brazil, Pirates des Caraïbes, GI Joe, The High Sparrow dans Game of Thrones...). Enfin, comme toujours dans les séries britanniques, une belle brochette d'acteurs moins connus crève l'écran aux côtés du casting principal, sans oublier la française Marina Hands.
Côté réalisation, deux relatifs inconnus officient : Kristoffer Nyholm (réalisateur de The Killing, la version originale danoise) pour les quatre premiers épisodes, Anders Engstrome pour les quatre derniers. Steven Knight reproduit le même schéma que pour Peaky Blinders en utilisant des réalisateurs habitués des séries TV. Enfin, la musique est composée par Max Richter qui a déjà officié sur le film d'animation oscarisé Valse avec Bachir et The Leftovers pour HBO. Son travail a aussi été utilisé pour Shutter Island, Prometheus, J. Edgar et récemment Arrival. Pour Taboo, il a réalisé avec brio tout le travail sonore.
Une plongée contrôlée dans la folie
Les audiences sont bonnes : le triple de Peaky Blinders pour les deux premiers épisodes (certes diffusée sur BBC Two), puis le double pour le reste de la série avec environ 5,5 millions de téléspectateurs sur BBC One, chaîne principale du mastodonte britannique. Le succès de Peaky Blinders, la présence de Tom Hardy et celle de Ridley Scott à la production ont clairement attisé la curiosité du public. Avec 8 épisodes de 55 minutes environ, celui-ci découvre une histoire complète qui se conclut sur une fin satisfaisante, tout en laissant la place à deux autres saisons. Le show a ainsi déjà été renouvelé pour une seconde brochette d'épisodes et nul doute que la troisième sera commandée, quel que soit le succès, vu le prestige de ce type de production. Il faudra juste attendre que chacun se libère de ses obligations pour participer au tournage.
Ces artistes proposent une œuvre atypique qui a déstabilisé une partie du public quand on lit certaines critiques en ligne. Taboo, c'est parfois lent, sombre, cryptique. C'est très britannique dans son atmosphère, il faut être habitué. Le jeu de Tom Hardy vire à l'occasion à la caricature, en atteste un montage viral de ses grognements. Néanmoins, il se dégage de cette production une imposante sensation de maîtrise créative. L'image, le son, le jeu des acteurs, l'histoire, tout semble parfaitement s’accorder pour faire voguer le spectateur à travers la Tamise jusqu'à l'océan, point d'orgue de l'intrigue.
Alors oui, certains n'aiment pas. Il n'y a pas le côté mièvre de nombreuses séries américaines. C'est exigeant, avec un rythme particulier, car le show n'est pas là pour récompenser le spectateur. Non, avec Taboo, on se retrouve projeté aux côtés de tous ceux qui croisent la route de James Delaney. La série ne fait pas ce qu'on l'attend d'elle et nous impose sa narration, tout comme le héros essaye d'imposer sa volonté à son monde. Personne n'en sort indemne, mais tout le monde en redemande. Enfin, ceux qui survivent. Vous êtes prévenus : plonger dans Taboo, c'est accepter ce que les artistes vous offrent, sans rien demander en retour.
La première saison de Taboo a pris fin récemment, mais nous sommes déjà en manque. C'est la marque des grandes œuvres. Comme ses consœurs, elle va prendre son temps pour revenir. Le pire, c'est quelle le fera en dictant sa propre volonté, en se fichant de ce que le public attend d'elle, ce qui ne le dérange nullement quand la qualité est au rendez-vous.