Série de quatre bandes dessinées publiées entre 2008 et 2014, Les Sentinelles revisite la Première Guerre Mondiale avec des surhommes envoyés au front.
La Première Guerre Mondiale, même si moins meurtrière que la Seconde Guerre Mondiale, est restée dans les mémoires françaises pour le rôle stratégique qu'a eu la France dans le conflit. Qu'il s'agisse des guerres de mouvement puis de tranchées, de nombreux noms résonnent encore comme des souvenirs de grandes batailles : la Marne et ses fameux taxis, Verdun, ou encore la Somme.
Le souvenir est d'autant plus vif qu'à partir de 2014, année démarrant le cycle de commémoration du Centenaire de la Première Guerre Mondiale, beaucoup d'oeuvres ont voulu perpétuer à leur manière le devoir de mémoire.
On pourrait citer Mémoires de la Grande Guerre, un excellent jeu d'aventure narratif créé par Ubisoft, ou encore Edge Of Tomorrow qui change le lieu de l'action pour rendre hommage à cette guerre. Beaucoup ont essayé d'apporter leur pierre à l'édifice, et c'est également le cas des Sentinelles. Préparez vous donc à revenir au front au son du clairon et de la Marseillaise, en suivant les aventures de trois hommes, réunis par la force du conflit mais au destin similaire : devenir les héros de l'Armée Française.
Stark n'a rien inventé
Si l'on en croit Xavier Dorison, professeur de dramaturgie et scénariste de films (Les Brigades du Tigre) ou encore de bandes dessinées (Undertaker, Le Maître d'Armes), Les Sentinelles seraient l'illustration d'un projet annulé pour Marvel Comics qu’il avait l’occasion de réaliser, mettant en scène Iron Man dans une France en 1917. C'est donc avec cette bande dessinée qu'il fera sa tentative et, de manière concrète, mettra en place des soldats se questionnant sur la guerre et leur propre condition, ces derniers étant des surhommes modifiés secrètement par l'État-Major Français dans le cadre d'un projet gouvernemental.
Pour illustrer magnifiquement cette bande dessinée, il s'accompagne du peintre Enrique Breccia, qui s'est fait un nom dans la peinture et dans la bande dessinée en illustrant L'île au Trésor, Moby Dick, ainsi qu'un ouvrage sur H.P Lovecraft. Tout en gardant un traitement des couleurs et du dessin très loin de la bande dessinée habituelle, Breccia illustre chaque instant du conflit avec autant d'horreur que d'élégance, par des illustrations absolument merveilleuses.
Les Sentinelles est donc composé de quatre volumes au moment de la rédaction de cet article, parus entre 2008 et 2014 aux éditions Delcourt. Appelés Les Moissons d'Acier, La Marne, Ypres, et Les Dardanelles, chaque titre d'ouvrage est précédé d'une date venant ancrer constamment le récit dans cette guerre. L'histoire connaît donc le changement de logique en passant de l'escarmouche à la guerre de tranchées, avec toutes les problématiques sur le plan humain que cela implique. Ressorti dans une intégrale comprenant ces quatre volumes en 2016, Les Sentinelles devait faire l'objet d'une adaptation sur grand écran, mais le projet fut abandonné.
All Hail Taillefer
L'histoire se base sur les faits ayant réellement mené à la Grande Guerre, sauf que notre récit commence quelques années plus tôt, sur le front marocain en 1911. Deux hommes, censés constituer le projet « Sentinelles », doivent abandonner le combat, l'un d'entre eux étant hors de combat suite au manque d'alimentation de son armure. Ce n'est que quelques années plus tard, alors que le conflit s'apprête à débuter, que l'on suit l'ex-Lieutenant Gabriel Féraud, inventeur d'une pile au radium.
Refusant de vendre et céder son invention aux militaires, c'est l'appel aux drapeaux qui changera sa vie ; sa première affectation lui coûte presque la vie, et il se voit sauvé par « Djibouti », un ancien soldat du front marocain de 1911, et également l'un des membres du projet Sentinelles.
Aidé du Docteur Kropp, ils parviennent à faire de Féraud un nouveau membre des Sentinelles qui pourra motiver la reprise du projet, et lui redonnent les mêmes capacités que celui tombé au combat en 1911 : Taillefer, un homme mi-organique mi-machine, aux membres en acier, qui servira à guider l'armée française au front.
Toutefois, Taillefer n'arrive pas encore à réaliser sa situation, et regrette son ancienne vie. Il ne semble pas vouloir combattre, ne réalise pas toujours l'optimisme qu'il est censé apporter aux hommes. Ne voulant pas faire le jeu de la propagande, il sera parfois le seul à réagir humainement dans certaines situations, alors que l'ennemi prépare ses super-soldats qui ne penseront pas forcément la même chose...
Days of Deadly Past
Les Sentinelles se démarque pour une chose en particulier : son aspect super-héroïque. Il ne faut toutefois pas s'attendre à un équivalent de Superman dans une esthétique Steampunk ainsi qu'à un récit complètement fantastique. Tout le récit se base sur les faits et suit l'histoire de Taillefer, Djibouti, ainsi que tous les hommes se battant avec courage à leurs côtés. Mais dans l'horreur du conflit, l'héroïsme n'existe clairement pas : Djibouti et Taillefer sont peut-être des hommes modifiés, mais ils n'arrivent pas à empêcher leurs frères d'armes de se faire massacrer. Et cette réflexion humaniste, où l’on suit à la fois des spectateurs et acteurs de tels massacres renforce les convictions pacifistes qui animent Taillefer.
Ce personnage est l'illustration même de l'homme ayant compris l'absurdité de la guerre, sympathisant de Jaurès qui a pourtant accepté le conflit pour en finir au plus vite et retrouver sa femme. Mais une fois changé et considéré comme mort par l'État Français, il tombe dans les réflexions dignes de Robocop : est-il une arme créée que pour motiver les troupes et gagner la guerre, ou un être humain avec une famille ? Et dans tout ce conflit, même s'il penchera vers la violence pour se défendre ou pour en finir au plus vite, on sent qu'il n'est pas motivé pour nourrir la propagande, contrairement à Djibouti qui ne vit que pour la guerre.
Au final, parler de Super-Héros pour Les Sentinelles n’est pas tout à fait exact, et c'est peut-être là le tour de force du récit. Comme peut l'illustrer Marvel avec l'arc Civil War, les « surhommes » ou les méta-humains restent avant tout des hommes pouvant détruire, représenter un risque pour les autres humains. Dans l’ensemble du récit, l’angle est différent : l'histoire montre la fragilité de Taillefer, Djibouti, et Pégase.
Ils restent avant tout des hommes, sélectionnés pour un projet militaire, mais qui ne vont pas changer seuls le cours de l'Histoire ; c'est lors des duels contre leurs rivaux que l'exemple est le plus frappant, et c'est au final les hommes qui les entourent qui se montrent plus destructeurs.
Disponible en intégrale dans une édition magnifiquement illustrée, Les Sentinelles est une histoire fort impressionnante qui met à mal la notion d'héroïsme, en la plaçant directement dans un contexte où personne ne peut être qualifié de héros. L'humanité dont fait preuve Taillefer est une gigantesque réponse aux conflits militaires, et quelque soit le pays pour lequel on lutte, nous ne faisons que tuer nos semblables. Xavier Dorison l'a très bien compris dans ce quadriptyque fantastique mais réaliste, qui sait garder la tête froide sur les notions d'humanité et d'héroïsme.