Folie thématique, folie visuelle, folie des personnages, Sion Sono est un réalisateur à part commençant à faire son petit bout de chemin dans le cinéma japonais. Alors que les cinéphiles occidentaux commencent à se pencher sur son œuvre, je vous propose d'en faire de même. Suivez moi, ça va saigner.
De tous temps, le cinéma japonais a su se faire connaître du monde entier. Il faut dire qu'avec des réalisateurs tels que Akira Kurosawa (Les 7 samouraïs) ou plus récemment avec Takeshi Kitano (Kids Return) et Takashi Miike (Crows Zero), difficile de passer à côté d'un cinéma si divers et si talentueux. Et si l'ancienne génération bénéficiait de cinéastes aussi tordus que Wakamatsu (Les anges violés), les petits jeunes ne sont pas en manque de créativité.
Et puisque je suis quelqu'un de super sympa, quoi de plus généreux de ma part que de vous faire découvrir un cinéaste pas si vieux, mais actuel (vous comprendrez ensuite), qui réalise des tonnes de films, souvent très bons, et surtout bien thrash. C'est Noël avant l'heure, faites péter le champagne et les petits fours, en avant pour découvrir l'univers de Sion Sono
De la poésie au cinéma
Né en 1961 a Toyokawa (Aichi), le jeune Sion Sono se trouve rapidement une passion pour l'écriture de poèmes vers l'âge de 17 ans avant d'entrer à l'université de Tokyo. Bien que ce ne soit pas une école de cinéma (Sono n'y a de toute façon jamais foutu les pieds), le jeune homme se lance dans la réalisation de courts-métrages. I am Sion Sono est une de ses premières expériences derrière la caméra. Le concept est simple : se filmer en train de réciter des poèmes.
C'est avec Otoko no Hanamichi qu'il se fait connaître dans son pays en remportant le 4ème grand prix du festival du film Pita. Ce qui lui permettra alors de tourner son premier long métrage avec l'argent de la bourse : Bicycle Sighs (1990). Les années 90's seront aussi pour Sono l'occasion de lancer le mouvement Tokyo GaGaGa avec lequel il exprimera sa poésie dans les rues de Tokyo. Mouvement fou et débridé, je laisse à tout amateur du genre venir analyser la choses : ici on parle cinéma, et en vrai, mon but n'est pas de vous expliquer tout ce mouvement (je n'y connais sincèrement pas grand chose), donc autant vous conseiller de voir à quoi ce joyeux bordel peut ressembler.
Si hurler des poèmes et organiser des happening dans les rues de Tokyo lui permettent d'exprimer une part de sa créativité et de soulever certains malaises de la société nippone, il retourne par la suite à la réal' avec Bad Film, projet qui sera abandonné un temps pour diverses raisons, pour ensuite ressusciter tel le phénix (ou Jésus, au choix) et voir le jour en 2013. Cinéaste prolifique, il sera connu des cinéphiles occidentaux au feu Festival du film asiatique de Deauville en 2003 avec Suicide Club. À ce jour, Sono compte quasiment une cinquantaine de films à son actif, certes de qualité inégale, mais emprunts de thématiques proches et récurrentes, de cette vision débridée du cinéma.
Le malaise nippon
S'il est souvent comparé à son ainé, Koji Wakamatsu, ce n'est pas pour rien. En effet les deux ont orientés leur travail sur les divers problèmes que rencontre la société japonaise contemporaine. Il me serait facile de vous énumérer toutes les thématiques présentes dans sa filmographie, c'est pourquoi je préfère sélectionner quelque uns de ces thèmes, qui sont à mon avis les plus représentatifs de son œuvre. Forcément avec une filmographie déjà bien dense, le bougre a pu traiter nombre de sujets mais certains reviennent régulièrement, donc autant se pencher sur ceux-là. Surtout qu'un thème peut être abordé de multiples façons. Donc rien à voir avec de la flemmardise, une étude complète de son travail n'étant pas mon objectif. Il y a déjà bien assez de choses à dire.
Pour faire preuve d'une originalité sans égale, je vous propose de commencer avec Suicide Club qui le fit connaître à l'international. Difficile de faire plus clair que ce titre, car effectivement le film évoque, wait for it, le suicide. Je vous laisse vous et votre esprit plein de clichés faire les rapprochements qui vous plaisent avec le Japon. Le récit prend place à Tokyo, dans un lycée où un beau jour toute une flopée d'étudiantes, 54 pour être précis, décide dans la bonne humeur (réellement, pas de sarcasme) de se jeter sous un métro, obligeant de fait les agents d'entretien de laver tout ce beau bordel, mais aussi à la police de se charger de l'enquête.
Génération Suicide
En débutant son film avec une scène de suicide collectif amenant une effusion de sang bien cheap, Sono nous projette dans son univers trashy, et va pouvoir traiter de multiples travers de la société nippone par le prisme du suicide. En effet, le réal' pose sa réflexion sur ce réel souci de santé publique à différents niveaux. La jeunesse semble s'adonner à cet acte ultime par simple effet de groupe et de mode, le sourire aux lèvres alors qu'il est tout de même soit question de mourir en sautant d'un immeuble soit de se jeter sous les rails d'un métro, ce qui n'est que partiellement ludique. La société japonaise dans son ensemble semble avoir toujours un manque de recul face à cet acte, encore emprunt de l'éthique des samouraïs (regardez Harakiri pour le coup, celui de Kobayashi de préférence tant il est supérieur à son remake) ainsi que du code du bushido. Le suicide reste dans les esprits une sortie honorable, pleine de courage pour sauver son honneur.
Suicide Club vient donc nous rappeler que l'on est loin de telles idées dans la réalité, tant ses motifs peuvent être variés. Et c'est sans doute là ce qui excède le plus Sion Sono, la banalisation d'un tel acte pourtant si fort de désespoir qui semble pouvoir ronger n'importe quoi. Le suicide n'implique pas une tierce personne, il n'y a pas d'assassin ni de criminel. C'est la raison pour laquelle dans le film la police galère autant avec cette affaire : elle tente d'attraper quelqu'un, de stopper cette vague de suicides généralisés en utilisant leur méthode habituelle, se rendant compte bien après que ce n'est juste pas possible dans ce genre de situation. C'est la société nippone qui a un problème en son sein, un mal qui la ronge de l'intérieur. Sion Sono a la haine, et ce n'est que le début.
La liberté par la sexualité
Autre thème fort chez notre ami Sono : la famille. Si cette thématique imprégnait déjà le cinéma d'Ozu en son temps (les relations père/fils, entre frères, entre époux...), Sono, lui, a une toute autre approche, plus pessimiste cette fois. Si Ozu cherchait à mettre en scène ces liens familiaux, apportant une analyse réaliste de ces relations intra-familiales, Sono part du postulat que la famille vient aliéner les individus, et est une source d'oppression pour ceux qui la composent. C'est avec la trilogie dite de la Haine composée Cold Fish, Love Exposure et Guilty of Romance qu'il développe cette réflexion.
Dans Guilty of Romance, la famille est une prison pour la Femme, avec un grand F, qui est alors enfermée dans son rôle d'épouse. Les scènes où le personnage d'Izumi retrouve son mari sont dérangeantes en ce point puisqu'ils ne partagent que peu de chose, le seul lien qui existe est un rapport de domination où la femme ne peut être utilisée que pour satisfaire les exigences de son mari après qu'il soit rentré du travail (sans doute pas fou, vu la gueule qu'il tire). Réduites à ce seul rôle (celui d'épouse) elles ne peuvent s'en sortir que par la recherche d'une nouvelle sexualité, cette fois-ci plus libérée. C'est au gré de ses nouvelles aventures et expérimentations qu'Izumi apprend à vivre à nouveau, et surtout à s'intéresser un peu plus à elle, passant alors du stade de simple femme au foyer à celui d'objet sexuel.
C'est donc là que réside le problème, si le metteur en scène libère la femme par le désir, ses personnages s'y perdent aussi au final. Ils sont devant une impasse, obligés de trouver un équilibre entre sexe et amour, vie de couple et libertinage. Dans tous les cas l'excès ne semble jamais très sain, tout est donc question de juste dosage.
Le rôle de père remis en question
Cold Fish est le pendant masculin de ce dernier, venant questionner la place de l'homme dans la société japonaise, ainsi que dans celui de la famille. En tant que chef de famille, Shamoto se doit de réussir économiquement pour assurer une certaine sécurité, mais doit aussi élever sa fille, ce qui se révèle être un échec puisqu'il finit par la laisser un temps dans le magasin de Murata pour qu'elle puisse se calmer. Écrasé par un diktat, le mari qui tentait d'affirmer son autorité, sa virilité, va finir aliéné par cette idée qui le poussera au meurtre, à la barbarie. Est-ce la seule issue possible pour ces hommes tentant de tenir le coup, de rester droits ?
Joyeuse idée donc que celle de la famille présentée telle quelle dans ce film. Car ce sont bien les normes, les attentes vis à vis du rôle de père qui sont ciblées avec ce volet de la Trilogie de la Haine. À force de vouloir répondre à toutes ces idées reçues, à vouloir être présentable devant les autres, Shamoto vit dans une prison morale qui, une fois outrepassée, ne lui laisse que peu de repères pour ne pas sombrer dans la folie.
Véritable cinéaste nihiliste, Sono poussera au maximum sa folie créative avec Love Exposure, fresque hallucinée et hallucinante de 4h (rien que ça) où sont traités des sujets comme la famille (encore), le sexe (encore aussi), l'aspect sectaire de la religion ou encore la jeunesse. Pierre angulaire dans sa filmographie, d'une densité incroyable, le film mériterait un article à lui seul tant il est riche de questionnement méta' et de sujets analysables. Je ne peux que vous demander de le visionner, 4h de virtuosité ce n'est pas rien, et c'est pas tous les jours que l'on rencontre la Vierge.
Imagerie de la décadence
Le cinéma japonais a toujours su faire preuve de diversité : des longues épopées contemplatives à un cinéma plus proche de la nouvelle vague française, jusqu'aux plus récents films d'horror-thrash. De quoi plaire à toute la petite famille. Ce serait peu objectif de ma part de dire que Sono les maîtrise tous avec brio tant ils s'en sort toujours avec élégance, mais reconnaissons-lui au moins ses prises de risques. Cette volonté de se mettre le plus souvent possible en danger, proposant alors une approche différente de son travail. Pourtant, si en tant qu'auteur on peut retrouver une mise en scène qui lui est propre, il sait varier ses techniques, ses plans, sa construction.
Si Love Exposure sur ses 4h se trouve être très contemplatif, c'est dans le but de poser une ambiance et une dynamique propice à la réflexion. On ne parle pas de religion comme on le ferait avec les dernières aventures multi rediffusées de Louis la Brocante. Alors que quelques années plus tard avec la sortie de Why don't you play in hell ?! apparaît un montage plus nerveux avec des scènes plus dynamiques et des cuts rapides, la scène finale est l'exemple même de la maîtrise de l'énergie dans le cinéma du réalisateur.
Pour mettre en image la décadence des valeurs japonaises, le metteur en scène use d'une imagerie forte, picturale, combinant hystérie du mouvement (que ce soit de la caméra ou des acteurs), usage d'une colorimétrie particulière pour pouvoir venir apporter l'ambiance qu'il désire, faisant très souvent apparaître une prépondérance d'une couleur comme avec Strange Circus et l'omniprésence du rouge.
La diversité du cinéma de Sion Sono
Amoureux du cinéma et de son histoire en tant que construction industrielle et technologique, Sono aime varier les formats, ce qui lui permet alors de varier les esthétiques de ses films. Why don't you play in hell ?! est encore un bon exemple, puisque traitant du rêve d'un enfant de devenir cinéaste, le film va venir varier son visuel, passant du Super 8 à une esthétique proche du Technicolor pour finir sur un rendu plus numérique. Le réalisateur l'a déjà dit, l'identité visuelle de ses films a de l'importance et il aime la varier, utilisant même des procédés peu coûteux pour rendre un aspect pellicule à ses films tournés en numérique.
Car rappelons-le, en tournant autant de film, le bonhomme est forcément restreint par des contraintes budgétaires avec lesquelles il va devoir jouer, et il l'assume tout à fait, comme par exemple avec l'utilisation d'effusions de sang bien cheap ultra référencée cinéma de genre comme avait pu le faire en son temps Quentin Tarantino avec Kill Bill. Le cinéma surréaliste inspire aussi Sono, Strange Circus permet de voir son intérêt pour ce genre de cinéma notamment la folie présente chez Alejandro Jodorowski où l'on sent son influence avec une exploitation de l'image sale, absurde et parfois très « what the fuck ».
Difficile de ranger le réalisateur dans un genre tant il s'amuse à briser les barrières de son propre art. Après, on ne va pas se mentir, si son travail a cette constance dans la réal', toutes ses productions n'ont pas la même qualité. Dernièrement, le bonhomme semblait coincé dans ses projets un peu foireux d'adaptations de mangas nanardesques, mais avec le récent Love and Peace, il semble repartir sur de la création pure et dure. Ses dernières interviews laissent comprendre qu'il souhaite revenir à des scénarios originaux et stopper ses projets de commandes.
Il faut dire que Sion Sono est des plus productifs dernièrement, ayant tourné 6 films en 2015 (mettant de fait Woodie Allen au rang de sombre branleur), ce qui ne semble pas le fatiguer car d'autres films sont à venir. Et c'est là qu'il est plaisant de suivre ses sorties, puisque le bonhomme aime l'inattendu et l'on peut facilement se dire qu'il nous réserve encore bien des surprises à l'avenir. Vivement !
Par souci de concision, j'ai délibérément évité de traiter de tous les films de Sion Sono, tout analyser relèverait d'un travail bien plus important, et nécessitant un bon gros pavé. Mon but avec cet article est plutôt de vous faire une rapide présentation du monsieur et de vous proposer une analyse courte de son travail. J'espère vous avoir donné envie de vous intéresser à son univers, son œuvre, puisqu'il est, à mon sens, l'un des réalisateurs les plus talentueux de sa génération. Plongez vous dans sa filmographie, vous ne le regretterez pas.
Bouya
Le 04 avril 2016 à 04:53Objectif réussi ! J'ai vraiment envie de regarder de plus près sa filmographie ! L'article était intéressant et très fluide, merci pour cette découverte !
Yann
Le 04 avril 2016 à 13:29Ce que tu me dis là ne pouvait pas me faire plus plaisir, l'idée était vraiment d'arriver à intéresser les gens ne connaissant pas ce réal'. Je ne peux donc que te conseiller de te lancer dans sa filmo, tu seras pas déçu ;)