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Shueisha, le monstre tentaculaire de l'édition japonaise

Quand on parle d'un manga populaire, le nom de la Shueisha n'est souvent mentionné qu'après celui de l'auteur ou du magazine de prépublication associé. Pourtant, cet éditeur possède une puissance de feu qui ne cesse de croître à travers le monde.

Dragon Ball, Naruto, One Piece, quelques uns des mangas les plus cultes qui ont en commun le magazine où ils ont été, ou sont toujours, publiés chaque semaine : le vénérable Weekly Shônen Jump. Véritable machine à créer des poules aux œufs d'or, entre ventes phénoménales de tomes reliés, adaptations animées et multitude de produits dérivés (jeux vidéo, figurines et bien d'autres), cette institution marque de son empreinte la culture japonaise, puis mondiale, depuis plus d'un demi-siècle.

Autant dire que son éditeur, la Shueisha, est de facto un poids lourd du marché. Toutefois, les activités de cette entreprise ne s'arrêtent pas là. Rien que dans l'édition de manga, la Shueisha possède d'autres magazines à succès, notamment le Weekly Young Jump (Gantz, Real), l'Ultra Jump (Jojo Bizarre Adventures) ou le Jump Square (Blue Exorcist). L'étendue des publications de l'entreprise est impressionnante, avec de nombreux noms qui ne vous diront rien mais qui pèsent de tout leur poids sur cette industrie.

Fait très important, le marché japonais du divertissement est basé sur les associations entre entreprises venues de différents secteurs. Ainsi, quand la production d'une licence artistique est lancée, elle se voit dotée dès sa conception d'une multitude de produits dérivés pris en charge par différentes entreprises spécialisées qui sont regroupées dans un Comité Créatif. Un moyen de partager le financement, mais aussi de répartir les risques entre plusieurs mastodontes de chaque secteur du divertissement.

Par exemple, en Occident, un studio du cinéma achète les droits d'un roman à succès. Ensuite, il revend la licence du film, pendant sa production, à un développeur de jeux vidéo pour se faire de l'argent à la sortie. Il y a aussi parfois des comics ou des jouets qui interviennent dans le plan marketing. Au Japon, c'est totalement différent : tout est prévu dès le départ et de concert pour maximiser les recettes auprès du public. Quand on sait que la Shueisha possède un catalogue de licences qui n'a rien à envier à Marvel, on commence à comprendre sa puissance. Son Goku, Ichigo, Olive et Tom, Nicky Larson, Cobra, Light Yagami, Ken, Gon, Yugi, Luffy, Saitama, Naruto, Seiya, autant de héros qui rivalisent avec les Avengers, Batman ou Astérix, et pas qu'un peu, si ce n'est une question d'univers partagé.

Une entreprise bientôt centenaire

Petit cours d'histoire accéléré et simplifié. Tout commence à Tokyo en 1925 quand l'éditeur pour magazines d'éducation Shogakukan, lancé trois ans plus tôt, externalise sa division divertissement en créant la Shueisha. La nouvelle entité publie des romans, mais c'est après la Seconde Guerre Mondiale qu'elle trouve son filon avec les mangas. Dès 1949, les magazines de prépublication font leur apparition, chacun ciblant progressivement un public particulier.

Le Weekly Shônen Jump n'arrive qu'en 1968, alors que son éditeur est déjà très bien installé. On connaît la suite de l'histoire avec une longue tradition de publication d'oeuvres en tout genre, bien plus que les séries étendard ne le laissent présager. L'éditeur sait parfaitement maîtriser ses ventes et n'hésite pas à mettre fin à la publication d'un magazine pour en relancer un nouveau sur le même segment.

Indépendante dans son fonctionnement depuis ses débuts, la Shueisha reste fortement liée à la Shogakukan, l'un des trois plus gros éditeurs japonais de mangas (Detective Conan, Fairy Tail, 20th Century Boys...). Les deux entreprises appartiennent au Hitotsubashi Group, une sorte de conglomérat (appelé Keiretsu au Japon) surpuissant de l'édition. En 2008, l'association entre les deux éditeurs phares du groupe change de nom (le précédent datait de 1967, juste avant le boom des mangas) pour préparer une offensive mondiale. En effet, comme si dominer le marché domestique avec une part estimée à plus de 30% des ventes ne lui suffisait pas, la Shueisha a su planter ses griffes dans les deux autres gros pays du manga, à savoir la France et les USA.

Le parrain du manga à l'international

Les années 1990 ont été celles de la diffusion mondiale du manga, grâce notamment à Akira et Dragon Ball. Le premier symbolise le choc graphique alors que le second concentre toute l'affection du public occidental pour ces héros venus du pays du Soleil Levant. Dans un premier temps, les éditeurs japonais travaillent avec les éditeurs locaux pour publier leurs séries à l'extérieur du Japon. L'industrie explose réellement au 21ème siècle, la France étant le second marché mondial pour les mangas. Nous connaissons donc bien le phénomène, avec une bonne vingtaine d'éditeurs se partageant les séries.

Au fil des années, la course à l'achat de licence s'intensifie pour étoffer les catalogues. Si les grosses licences comme Dragon Ball ou Naruto sont solidement exploitées, il y a une multitude de titres en attente de traduction, sans compter toutes les nouveautés. Le business est tellement juteux que les Japonais se décident enfin à gérer la chose en direct, ce qui forcément va plus rapporter. L'association entre Shueisha et Shogakugan rachète ainsi en 2009 l'éditeur français Kaze, qui devient Kaze Manga, pour exploiter tout seul sur ce marché secondaire les prochaines grosses licences (One-Punch Man et My Hero Academia en 2016 en sont les parfaits exemples).

Cependant, pour ne pas déséquilibrer le marché vu qu'à eux deux ils détiennent plus de 50% des licences, mais aussi dans un souci logistique et relationnel, toutes les nouvelles séries ne sont pas réservées à la filiale française. Les éditeurs classiques ont donc toujours les moyens d'acheter de nouvelles licences, mais plus forcément les prochaines vaches à lait qui protègeront leur catalogue pendant 20 ans.

De toute façon, ne pouvant appliquer le modèle japonais de répartition des droits d'une licence entre éditeur papier, animé ou jeu vidéo, la Shueisha n'a pas intérêt à imposer un monopole en France. Elle doit juste utiliser ce marché comme une source supplémentaire de revenus et mieux le contrôler afin de se prémunir de toute crise au Japon. C'est aussi un excellent laboratoire, les entreprises japonaises étant souvent très très rigides dans leurs relations internationales (faire des requêtes ou inviter un artiste en festival est un véritable chemin de croix pour les occidentaux).

Un eldorado sous-exploité

Le vrai objectif pour les Japonais, ce n'est pas la France, marché mature aux acteurs bien installés, qui sont capables de s'opposer assez longtemps aux changements, notamment en publiant d'autres types d'oeuvres (BD et comics). Ce sont bien sûr les USA qui représentent le nouveau monde à conquérir. À titre de comparaison, en 2014, le marché de la BD au Japon (celui du manga donc) représentait plus de 2,35 milliards de dollars. Shueisha se taille la part du lion, sans compter ses revenus tirés des adaptations.

Cette année-là, le marché français dépassait les 409 millions d'euros de recette. Une sacrée différence, sans compter qu'une bonne partie est logiquement liée aux mangas, donc revient à la Shueisha et ses concurrents. Quant aux USA, toujours en 2014, c'était plus de 540 millions de dollars pour le marché des comics.

Pas mal, mais autant dire que les deux pays ne tiennent pas la comparaison avec le Japon. Là, certains vont me répondre que Marvel et DC Comics s’appuient sur leurs films ultra-juteux. Certes, mais à combien estimez-vous, juste pour l'exemple, les gains liés à l'anime One Piece ou tous les jeux vidéos Dragon Ball ? Multipliez ça par toutes les licences mangas...

Aux USA, la Shueisha n'a pas le même défi. Le marché est ultra-dominé par les comics, comme le Japon l'est par les mangas . Cependant, ceux-ci ont fait leur trou, principalement grâce à l'éditeur Viz Media. Attention, cette histoire, c'est le jackpot. Imaginez un éditeur en situation de quasi-monopole qui propose toutes les grosses séries mangas sur un marché de 300 millions d'habitants. Fondée en 1986, juste avant que les mangas n'envahissent le monde (après la première vague de dessins animés japonais), cette entreprise appartient à... la Shueisha et la Shogakukan !

De plus, Viz Media s'est aussi imposée sur le très juteux marché de l'animation (pensez à toutes les ventes de VHS/DVD/Blu-Ray) ainsi que celui des figurines. Bref, c'est le Cheval de Troie de la Shueisha aux USA, le modèle qu'il n'a pas pu répéter en France. Le pire, c'est que la marge de progression de l'autre côté de l’Atlantique (ou du Pacifique, ça dépend où vous êtes) est encore grande, les ventes de mangas étant encore négligeables comparées aux comics, à la différence de la France. Autant dire que la Shueisha a encore de beaux jours devant elle.

On pense souvent à tort qu'art et industrie ne peuvent se mélanger sans produire des contenus génériques. Si la méthode japonaise impose une terrible pression commerciale sur ses auteurs, elle sait aussi parfaitement les récompenser en développant à l'infini leurs productions. Cette multiplication des sources de revenus ne profite pas encore pleinement du passage à l'ère numérique, ce qui décluperait la puissance de ce modèle. L'occasion pour ces éditeurs d'étendre encore plus leur emprise mondiale sur le divertissement. 

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