L'adolescence est une période (très) difficile et cela pour beaucoup plus de monde que l'on pourrait le croire. Ce manga en est la preuve.
Tout le monde a une vie, une histoire différente de son voisin et pourtant tout le monde s’accorde à dire que l'adolescence est une période difficile. Souvent à cette période de notre vie on découvre "les groupes" qui deviendront par la suite les "classes sociales". On a tous connu les caïds, les intellectuels, ce groupe de jolies filles, ceux sans amis et d'autres qui se faisaient bizuter juste car ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Et la plupart d'entre nous étions là au milieu de toutes ces personnes à chercher notre place, déjà si jeunes, au sein de la société.
Et c'est ce à quoi l'auteur des Fleurs du Mal, Shûzô Ôshimi, veut nous confronter. Pour cela il va choisir trois personnages strictement opposés et qui vont se retrouver liés par cette douloureuse période qu'est l'adolescence. D’abord publié entre septembre 2009 et mais 2014 dans le magazine japonais Bessatsu Shonen Magazine, le premier numéro est lui sorti en France début 2017 chez l’éditeur Ki-oon (4 tomes sont aujourd’hui disponibles en France sur 11 au total). Mais avant d'aller plus loin, parlons déjà de l'histoire.
SYNOPSIS ...
Dans une ville banale au Japon, se trouve un collège tout aussi lambda. Et dans cet établissement, une classe, la 4ème 1 où étudient ''ensemble'' les personnages choisis par l'auteur.
Takao d'abord, un élève moyen et introverti, mais passionné par la lecture. Un échappatoire pour lui. Se trouve assise juste derrière lui Sawa, une jeune fille refusant toute forme d'autorité et de contact que se soit avec ses camarades ou même ses professeurs. Elle n'hésite d'ailleurs pas à utiliser des mots tels que "cafards" ou "larves" pour s'adresser à eux, et en particulier les hommes. Une élève donc très solitaire, mise en toute logique à part par le reste de sa classe et par Takao le premier. Lui est d'ailleurs plus concentré sur une autre personne, la populaire, gentille et très jolie Nanako pour qui il éprouve de forts sentiments. Il l'a considère comme ''la perle rare'' et sa timidité l'empêche totalement de lui adresser la parole. Il se contente alors de fantasmer sur elle...
Jusqu'au jour où il va se retrouver seul dans la salle de classe, pour un livre oublié, et découvrir que Nanako a oublié ses vêtements de sports. Sans réfléchir il les vole. Un véritable coup de tête qui va alors bouleverser sa vie, car en réalité, il n'était pas seul dans cette classe. Sawa était là. Sawa a tout vu ...
... ET PERSONNAGES
Et Sawa va alors commencer une forme très dure de chantage envers Takao. Elle va lui imposer un ''contrat'' : elle ne révèle pas le vol du jeune homme et en échange il doit lui obéir totalement. Il n'aura aucun droit de refus ou de négociation de ses ordres, même les plus fous. Et c'est surtout que ce chantage ne va pas être physique, mais bien pire que cela : on va arriver dans une forme de torture morale et sociale. Pourquoi tout cela me direz-vous ? Comment en est-on arrivé là pour un simple vol d’affaires de sport ?
Car pour Sawa cela cache plus que ça, cela prouve que Takao, comme tous les hommes, n'est qu'un immonde pervers qui a volé des vêtements remplis de sueur pour assouvir des immondes fantasmes sexuels cachés au plus profond de lui. Et si bien sûr notre jeune homme nie tout en bloc, Sawa va continuer sans le moindre répit son acharnement psychologique pour tout lui faire avouer et surtout accepter l'homme qu'il est réellement. Un pervers obsédé.
Si tout de suite on comprend que Sawa ressent une haine profonde pour les hommes (comme si elle avait vécu un traumatisme?), elle reste complètement hors-norme. Il est impossible de la mettre dans une des cases de notre société, elle en est même incompréhensible sentimentalement. Et pourtant, ce personnage est librement inspiré d'une personne existante : la femme de l'auteur Shûzô Ôshimi.
UNE AUTOBIOGRAPHIE
La grande force de ce manga (et qui est totalement assumée par son auteur), est qu'il s'agit d'une œuvre autobiographique. La ville où se déroule l'histoire est celle où il a grandi. Les personnages sont des personnes qu'il a côtoyées pendant sa jeunesse difficile. Et Sawa est un personnage qui pousse Takao à assumer ce qu'il ressent et le force à toujours aller plus loin dans ses pensées, son travail : tout comme sa femme l’a fait avec lui.
Shûzô Ôshimi est reconnu au Japon pour ses nombreuses œuvres avec notamment Dans l'Intimité de Marie (publié chez nous en Mars 2015) qui a connu un énorme succès avec plus d'un millier d'exemplaires vendus dans son pays. Mais l'auteur est connu depuis bien plus longtemps pour avoir, en 2001, reçu la récompense Tetsuya Chiba Award (prix de l'association des auteurs japonais), un des prix majeurs dans le milieu du manga pour l’ensemble de son travail.
Mais pour en revenir à notre œuvre, qui est donc reconnue comme autobiographique (même si sûrement plus poussée dans un côté thriller psychologique) l’auteur se décrit lui même plus jeune comme une personne très introvertie, timide et qui se réfugiait dans la lecture et notamment une œuvre très particulière de Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal.
Cette description de Shûzô Ôshimi ne vous rappelle-t-elle pas un personnage de notre manga ? Oh, mais aurais-je oublié de préciser que notre jeune héros est un passionné de littérature et qu'il ne se sépare jamais de son livre préféré de Baudelaire … Les Fleurs du Mal, livre qu'il avait oublié et qui lui a fait commettre le vol. C'est bon vous y êtes ? Takao est Shûzô Ôshimi et tout est lié à notre poète français.
BAUDELAIRE, L’HOMME QUI BRISA LES TABOUS DU XIXÈME SIÈCLE
Je ne vais rien vous cacher, je ne suis pas une grande passionnée et connaisseuse dans l'univers de la littérature française. Je pense d'ailleurs que certaines personnes qui liront mon article auront beaucoup plus de connaissance que moi sur l’œuvre et la biographie de notre français, mais pour les autres lecteurs (qui sont tout simplement comme moi) je vais tenter de vous parler de cet homme, son œuvre et les liens avec notre sujet.
Charles Baudelaire est un très grand poète français né en 1821 et décédé en 1867 et qui est clairement connu et reconnu dans le monde entier. Avec des idées très tranchées (un fervent croyant catholique et contre la démocratie), il a durant toute sa carrière fait parler de lui avec des œuvres comme Fusées (1851), Mon Coeur mis à Nu (1864) ou encore les œuvres qu'il a consacré à sa muse Jeanne Duval (une actrice et danseuse aux origines inconnues) avec entre autres La Chevelure (1861).
Mais son œuvre la plus majeure reste Les Fleurs du Mal (titre choisi qu’en 1855 après avoir dû renoncer à Les Lesbiennes en 1845 et Les Limbes en 1848) qui englobe la quasi-totalité de son travail poétique des années 1840 jusqu'à sa mort. Elle a énormément fait parler d'elle et défrayé les critiques car il ne s'agit pas d'un simple recueil de poèmes mis les uns à la suite des autres. Elle est composée d’une centaine de poèmes, tous placés aux fils des pages dans un ordre particulier pour nous raconter et partager avec une sincérité absolue les choses de la vie quotidienne : la souffrance, le dégoût de soi-même, l’obsession de la mort ou encore l'aspiration à un monde idéalisé. En mélangeant un langage savant, mais également quotidien de la langue française, Baudelaire s'adresse au travers Les Fleurs du Mal à tout le monde. Et tout cela dans un seul but : briser les non-dits… briser les tabous de notre société.
UNE RÉADAPTATION LIBRE
Et presque trois siècles plus tard, un homme qui a été bouleversé par ces écrits veut à son tour écrire pour briser les tabous de notre monde qui reste encore à s'améliorer. Il commence par reprendre le même titre que l’œuvre qui l'a inspiré Les Fleurs du Mal. Il fait également un clin d’œil au poète français en mettant sur les couvertures de ses tomes soit un dessin du livre dont ils s'inspire, soit des dessins des fleurs noires qui sont au départ les fleurs du mal décrites par Baudelaire. Et il reprend également un point important de l'écrit de ce dernier : le dégoût de soi-même que l'on retrouve en Takao, se détestant pour un vol stupide. Pour la suite, il part sur un tout autre sujet en mettant d'abord en avant l'adolescence et la société en second plan. Il évoque de nouveaux tabous, apparus avec l'évolution de notre monde.
Shûzô Ôshimi aborde la douleur sous différents aspects, qui aujourd'hui n'est pas seulement physique, mais aussi psychologique avec le vol d'intimité ressenti par Nanako quand on lui a pris ses affaires, le harcèlement subi par Takao ou l'incompréhension des autres rendant Sawa ainsi, qui fille solidaire détestant ses camarades. Il évoque également le côté pervers qui est caché en chacun de nous (Sawa avec son plaisir de domination), mais également le côté malsain chez le lecteur de son œuvre qui continue de tourner encore et encore les pages dans le but de s'immiscer encore plus dans l’intimité et secret des personnages.
En effet son écrit est bourré de tension à chacune des pages, et on continue de les tourner comme si on cherchait quel est le personnage qui va craquer en premier… mais pourquoi ne serait-ce pas nous qui craquons ? Nous nous immisçons dans leur intimité, lisant énormément de souffrance et pourtant nous continuons à vouloir nos réponses. On s'accroche, à chaque nouveau tome, on veut des solutions, mais peut-être plus … Peut-être lisons-nous par perversité la souffrance subie par d'autres ?
Je n'irai pas par quatre chemins pour conclure mon article : Les Fleurs du Mal m'a mis une claque. Ce manga m'a fait me replonger dans mon adolescence difficile, mais surtout fait voir les choses d'un point de vue différent. On est peut être pas réellement comme on le pense… Et les autres personnes également… Les Fleurs du Mal ne laisse clairement pas insensible : une chose qui est sûre, il nous fait réfléchir.