Décédé hier, le 11 février 2017, Jirô Taniguchi est un mangaka culte renommé, bien plus en France que chez lui, pour ses œuvres atypiques sur la vie quotidienne.
Article coécrit par Elesia et Mayla en hommage à l'artiste.
Au cours de sa carrière, Jirô Taniguchi s’est constitué un statut de mangaka incontournable et transculturel outre-Japon, n’hésitant pas à collaborer avec un artiste étranger comme Jean Giraud. Il a acquis en France une solide réputation grâce à son dessin rappelant moins les mangas que la Bande Dessinée Franco-Belge. Ses oeuvres tissent des passerelles entre les cultures en attirant tout un public peu familier ou parfois presque hostile aux mangas.
La naissance d'un mangaka
Né le 14 août 1947 dans une famille pauvre japonaise, Jirô Taniguchi se passionne dès son plus jeune âge pour la lecture de mangas shônen (ciblant les jeunes garçons) et le dessin. En grandissant, il s'intéresse à des oeuvres destinés au public adulte, c'est à dire les seinen et particulièrement au sous-genre nommé gekiga qui traite d'histoires dramatiques.
Son rêve est de devenir mangaka, mais en 1966, à l'âge de 18 ans, il va d’abord commencer à travailler comme simple employé de bureau à Kyôto, ayant apparemment brièvement abandonné son idéal. Cependant, toujours attiré par le métier, il va décider de partir pour la capitale quelques mois plus tard et, grâce à un ami, il a l’opportunité de devenir l’assistant de Kyûta Ishikawa, auteur entre autres de la série Ken, l’enfant loup. De nombreux mangakas ont ainsi commencé leur carrière en travaillant pour d’autres artiste, ce qui leur apporte expérience et connaissances du métier. Taniguchi restera 5 ans chez Ishikawa. Il écrira dans l’intervalle un premier manga qui ne sera pas publié puis un deuxième qui, cette fois, se fera remarquer.
En effet, c'est avec Kareta heya (que l'on peut traduire par "Chambre rauque") qu’il fera ses débuts au sein du magazine Young Comics dès 1971. En 1974, le jeune mangaka va faire une découverte qui va avoir une influence majeure sur son travail : l'art du dessinateur français Jean Giraud, alias Moebius, qui va lui donner envie de découvrir la Bande Dessinée Franco-Belge, peu connue à l'époque chez les Nippons. Il va y découvrir un style totalement différent de celui qu’il connaît, avec un papier de qualité mais aussi des couleurs et des dessins différents. C’est ainsi qu’il va s’ouvrir à un autre style de mise en page et de narration.
N’ayant pas encore rencontré un succès digne de ce nom, Jirô Taniguchi ne peut pas encore vivre de ses oeuvres. En 1975, il va donc redevenir brièvement l'assistant d’un autre mangaka, Kazuo Kamimura, auteur entre autre de séries réputées comme Lady snowblood ou encore la Dame du Kantô.
Une reconnaissance timide au Japon
Taniguchi va finir par prendre son indépendance en tant que dessinateur et s’associer avec des scénaristes commes Natsuo Sekikawa, avec qui il crééra par exemple Trouble is my business en 1980. Il travaillera également avec Caribu Marley, ce qui donnera naissance à Knuckle Wars en 1988. L’oeuvre qui le va le sortir de l'anonymat sera Au temps de Botchan, un manga historique scénarisé par Sekikawa, publié entre 1987 et 1996 chez Futabasha pour lequel il sera récompensé, entre autres, par le prix culturel Osamu Tezuka, dans la catégorie Grand Prix.
Cependant, malgré ses récompenses, l’auteur rencontre un succès commercial plutôt mitigé et ne parvient pas à séduire complètement ses compatriotes. Il se doit donc de dessiner pour des hebdomadaires japonais plus classiques qui exigent de lui la production d'une douzaine de pages par semaine. Obligé de travailler d’arrache pied, sous pression et épuisé, Jirô Taniguchi s’effondre et tombe malade. Il décide alors de réduire son rythme de production et de travailler sur des projets qui lui plaisent vraiment. Libéré, il offre alors à la Pop Culture des bijoux comme L’homme qui marche (1992), Le journal de mon père (1994) ou encore Quartier lointain (1998), les oeuvres qui ont fait sa réputation.
Histoire avec un grand H et vie quotidienne
Jirô Taniguchi est principalement reconnu pour sa mise en scène de la vie quotidienne. Quartier lointain raconte ainsi la rencontre du héros avec sa jeunesse lorsque, éméché, il se trompe de train, se retrouve dans sa ville d’enfance puis sur la tombe de sa mère. Il fait alors un voyage dans le temps en revenant à l’époque où il avait 14 ans, juste avant la mystérieuse disparition de son père. Le manga met en avant les regrets que l’on peut avoir et offre une belle leçon de vie sur les évènements qui peuvent marquer une existence entière. L'oeuvre fut d’ailleurs adaptée en film live en 2010.
Taniguchi s’essaie aussi à d’autres styles, parfois très complexes, comme l’Histoire avec Au temps de Botchan qui mêle littérature et politique durant l’ère Meiji, soit le début du 20ème siècle, époque où le Japon commençait à s’ouvrir au monde extérieur après plusieurs siècles d’isolement. À travers la vie d’un grand écrivain de l’époque, Natsume Sôseki, qui est l’auteur du roman Botchan, Taniguchi montre l’évolution de la société japonaise et de son devenir jusqu’à aujourd’hui. L’héritage d’une révolution historique, politique et culturelle qui vont forger le Japon du présent et du futur.
Son dernier one-shot, Elle s’appelait Tomoji, mélange vie quotidienne et histoire japonaise puisque le récit se déroule entre 1912 et 1932. Tomoji est une femme influente qui créa le temple bouddhiste Shojushin et dont Taniguchi décida de brosser le portrait. Au-delà de simplement proposer une biographie sommaire de ce personnage, Taniguchi expose la vie de cette époque, avec humilité et transparence, faisant de ce one-shot une expérience plus digne d’un récit d’époque que d'une simple représentation historique.
Introspection et voyage
Taniguchi s’éloigne aussi à l'occasion de la culture japonaise, notamment dans sa série Le Sommet des Dieux où nous suivons l’enquête de Fukamachi sur les traces de l'apiniste George Mallory après avoir retrouvé son appareil photo. Le héros fait équipe avec un alpiniste japonais pour retracer les mystères de l’expédition de Mallory et Andrew Irvine sur le mont Everest. Cette oeuvre est portée sur l’introspection, aussi bien de la vie des personnages que leur personnalité profonde, il vont ainsi se poser en miroir des explorateurs Mallory et Irvine durant l’expédition de l’Everest.
Plus que de rechercher une réponse aux intrigues, n’est-ce pas ses propres réponses que Fukamachi recherche ? On remarque à travers cette oeuvre que Taniguchi ne cesse d’expérimenter en mélengeant de nombreux genres comme ici l’enquête historico-policière. Si un certain nombre de ses mangas abordent la culture japonaise dans ses formes les plus intimes, il n’hésite pas à faire voyager ses personnages dans des lieux étrangers afin de multiplier les décors de ses histoires.
Un artiste reconnu en Occident et notamment en France
Si la culture japonaise a connu son essor à l'étranger grâce à la diffusion de dessins animés à la télévision durant les années 80, on n'oublie pas que les détracteurs de cette culture dite “abrutissante” ont pourtant souvent salué le travail de Jirô Taniguchi. Ses oeuvres ont régulièrement su toucher un public plutôt consommateur de bande dessinée franco-belge, ce qui participe à son ancrage dans notre culture francophone. Sa collaboration sur Icare avec le légendaire artiste Moebius en est le meilleur exemple. Ce dernier signe un scénario mis en dessin par Taniguchi en 2005.
En 2014, le Japonais participe à un projet exceptionnel avec le musée du Louvre pour la réalisation de la bande dessinée Les Gardiens du Louvre. En outre, les grands festivals de BD lui font l’honneur de le récompenser deux fois, notamment le festival d’Angoulême en 2003 pour Quartier lointain avec les prix Alph Art du meilleur scénario et le prix des libraires. Il récidive en 2005 en recevant le prix du Meilleur dessin pour le tome 2 du Sommet des dieux. Il faut également préciser que Jirô Taniguchi a été décoré par la France de l’Ordre des chevaliers des Arts et des Lettres en 2011, ce qui n’est pas rien.
L’héritage de Jirô Taniguchi
Les mangas traitant, de manière similaire à Taniguchi, de la vie quotidienne au Japon ne sont pas légion. Toutefois, elles relèvent d’un héritage culturel désormais beaucoup plus visible sur le public français. C’est l’exemple de la série de Yoshichi Shimada et Saburo Ishikawa, Une sacrée mamie, qui a même obtenu un prix français de littérature jeunesse en 2011, le prix Tam-Tam. Plus récemment, le succès de Yotsuba & ! montre notre appétit pour les histoires sur la vie, les grands bonheurs et petits malheurs, dans une intimité rappelant le style de Taniguchi. La série, si elle séduit un public jeune, marche très bien aussi chez des adultes visiblement sous le charme de ces oeuvres tranches de vie.
Ces succès sur le marché français du manga montrent à quel point Jirô Taniguchi a réussi le pari de traverser les frontières. Au Japon, il avoue que ses oeuvres sont critiquées pour leur côté trop littéraire et trop sobre, pas réellement calibrées pour le public local. En France, l’inverse s’est produit avec un succès progressif mais régulier, avec des récompenses honorifiques et la fidélité d’un public souvent éloigné de la culture japonaise, offrant une passerelle entre les deux pays. En cela, on peut dire que Jirô Taniguchi a réussi l’exploit de s’imposer comme un auteur reconnu au delà de son genre. Si le milieu du manga perd un grand artiste, c’est la bande dessinée toute entière qui le pleure.
Véritable coup de massue, la mort de Jirô Taniguchi nous encourage à découvrir ses oeuvres intemporelles avec pour certains la chance d'abandonner les idées préconçues que vous pourriez avoir du manga.
maritza
Le 12 février 2017 à 20:16très bon article les mangas de notre enfance beaux dessins bien illustrés bravo à vous