Ce fut probablement le passage de relais le plus important de l'histoire de la BD franco belge. Après trois albums publiés par la nouvelle équipe d'Astérix, retour sur cette transmission.
L’histoire de la Bd franco-belge est sillonnée de grands créateurs qui laissèrent entre de nouvelles mains leurs personnages. Souvent c’est le décès qui est la cause de ces changements d’auteurs, parfois la cession est liée à une fatigue ou lassitude du créateur originel. Tout est question d’héritage et de transmission au final. Parfois vécus comme des reconnaissances ou des fardeaux ces passages de relais sont toujours importants. D’autant plus lorsque c’est Astérix, le plus grand succès du secteur, qui se voit livré à des mains étrangères : Ferri et Conrad, un nouveau duo qui a pris ses marques après avoir réalisé trois albums. L'heure de faire un premier bilan sur cette reprise.
La troisième renaissance des Gaulois
C’est un fait assez connu, la série Astérix est née sous les mains de René Goscinny et Albert Uderzo. Deux français qui ont donné leurs heures de gloire au franco-belge et aux magazines de BD comme Pilote dès 1959. S’ils ont eu le rêve américain un temps, ils ont au final créé des personnages devenus des icônes de la France en surfant sur ses traditions et ses régions.
C’est la sève d’Astérix au final, se baser sur des choses que tous les lecteurs connaissent, sur l’histoire pour la détourner et la parodier. Les histoires sont plus des comédies culturelles que sociétales, la série dénonce assez peu mais se moque facilement des petits travers de chacun. Goscinny était reconnu de tous comme le cerveau des histoires, c’est lui qui a construit tout cet univers de Gaulois avec ses codes comiques, ses jeux de mots et détournements de personnalités. Uderzo était le technicien, celui qui donnait le style graphique aux irréductibles Gaulois. Sans conteste il fut essentiel à la popularité de l’œuvre, bien que les designs des personnages aient évolué au cours de leurs vies.
Pourtant, Uderzo devint aussi le cerveau à la mort inattendue de Goscinny en 1977. S’ensuivi des années solitaires avec Astérix. La popularité est restée et a même progressé mais pas l’unanimité. Beaucoup ont trouvé cette période moins savoureuse et trop éloignée des histoires d’origine. Les voyages lointains en Inde ou Israël, les supers pouvoirs et autres tentatives ont peut-être refroidi le public. C’est donc avec un certain soulagement que certains ont accueilli la décision d’Uderzo de laisser ses personnages à deux briscards de la BD.
La pression de Ferri et Conrad
Six ans après le dernier album entièrement produit par Uderzo, c’est en fanfare que l’héritier choisi est annoncé. Il faut dire que Le ciel lui tombe sur la tête à perturbé beaucoup de monde avec sa science fiction et sa pop culture contemporaine intégrées dans la Gaule antique.
Jean Yves Ferri est donc l’élu, un véritable auteur complet qui naviguait entre projets solo et collaboration avec Manu Larcenet principalement. Si son dessin n’est pas adapté pour la série car bien trop personnel, son écriture est, quant à elle, bien plus intéressante. Ferri aime faire rire avec de la dérision, de la simplicité ou des situations improbables. Il a même réalisé un projet parodique en quelque sorte avec l’original De Gaulle à la plage. Un profil intéressant pour Astérix.
Il est vite accompagné de Didier Conrad aux dessins, un auteur très Franco-Belge ayant travaillé pour Le journal de Spirou et dont le trait déjà assez cartoon et rondouillard pouvait correspondre aux Gaulois. En 2013 sort donc Astérix Chez les Pictes, une aventure écossaise pleine de Vikings qui colle avec la série. S’il n’y pas réellement d’évolution graphique du fait de la surveillance active d’Uderzo concernant les cases, on peut trouver une modernité plus importante dans les références apportées.
Ferri instille les nouvelles technologies ou encore de grandes chansons rock. Des choses qui pourraient dénoter mais qui sont recontextualisées dans l’époque gauloise, évitant l’erreur d’Uderzo dans son dernier album ou les références étaient gardées telles quelles. L’album est donc dans la tradition d’Astérix et reste une belle première pour ce nouveau duo.
La traditionnelle alternance
Octobre 2015, c’est le moment de dévoiler le deuxième album du couple Ferri/Conrad. Cette fois-ci, Le Papyrus de César est leur œuvre à part entière, Uderzo n’étant plus impliqué dans la production. Respectant la fameuse loi de l’alternance, cette aventure se passe en Gaule après un voyage dans une contrée étrangère dans le numéro précédent.
Cet opus est au final assez simple, il joue sur l’égo du personnage de César, déjà construit tout au long de la série. Mais aussi sur un grand classique de l’Histoire : la rédaction de Mémoires. On a ainsi une parodie de ces textes mythiques et de leur réalisation. Pour apporter un côté comique Ferri utilise les diverses révélations des lanceurs d’alertes et de Wikileaks, en créant un personnage voulant révéler le chapitre secret des mémoires qui compte les défaites de César contre les Gaulois.
Un des principaux points notables pendant la promotion fut la parodie du célèbre publicitaire Jacques Séguéla en conseiller littéraire de César, Bonus Promoplus. Si ce n’est pas un élément essentiel de l’album, il reste révélateur d’une adhésion peut-être trop importante à l’actualité. En effet, Séguéla est un personnage public qui continue régulièrement d’avoir une parole entendue et plutôt clivante. La parodie manque ainsi peut-être un peu de recul pour pleinement y adhérer en tant que lecteur. Quoiqu’il en soit, l’humour fonctionne quand même et Conrad commence à avoir son propre style.
La Transitalique n’a pas à frémir
Deux ans plus tard, rebelote ! Un nouvel Astérix arrive et il se passe en Italie. Cette fois-ci c’est un grand détournement qui est fait, celui du tour de France. Astérix et Obélix participent ainsi à une course de char à travers toute l’Italie non seulement face au champion masqué romain mais aussi de nombreuses autres peuplades de l’empire. Bien sûr, Le tour de Gaule avait déjà parodié en partie la célèbre course, mais il embarquait un côté nettement plus franchouillard avec sa quête de spécialités culinaires. Cette fois-ci, la course est au cœur de l’histoire et si ce ne sont pas les routes françaises qui sont choisies, les italiennes sont le prétexte de nombreux gags.
Ainsi, l’on peut voir les prémices de Venise ou encore de Monza, célèbre aujourd’hui pour ces prix de Formule 1. Mais l’aventure est savoureuse grâce à l’ensemble des « nationalités » représentées. On a ainsi une forme d’hommage à tout le travail d’Uderzo et Goscinny en revoyant les Hispaniques ou les Goths. La créativité est aussi au rendez-vous avec par exemple les princesses de Kouch, un royaume africain, qui seront au centre d’un love interest très drôle avec Obélix.
Cet album est en fait très riche grâce à toute une diversité de personnages présentés pour la course. On s’amuse énormément à découvrir les noms de chaque nouveau personnage. L’humour est universel, souvent basé sur le langage et présent à chaque page. Il est associé à une véritable fresque d’aventure liée au déroulement de la course qui fait du bien. Conrad peut ainsi dessiner de véritables scènes de poursuites et d’action pas forcément évidentes pour la série.
Le bilan des trois
Que peut-on retenir de ces années de travail dédiées à trois nouveaux albums d’Astérix ? La première chose qui peut être assurée c’est la clairvoyance d’Uderzo et de ses proches pour le choix de ce duo. En effet, on ne peut faire guère de reproches à Ferri sur son respect de l’esprit d’Astérix et à Conrad sur son trait qui s’est en partie fondu dans celui d’Uderzo.
Autre fait notable, c’est l’évolution du dessin de la série. Elle est minime mais toutefois on peut constater des changements au fur et à mesure des albums. Didier Conrad apporte réellement des choses inédites dans Astérix et la Transitalique. Il va ainsi déroger un petit peu aux traits souples et lisibles d’Uderzo en particulier dans les scènes de nuit. Des hachures apparaissent, des ombrages se font et donnent un peu plus de personnalité à ces cases. Et cela est louable, après tout Astérix a mis du temps avant de trouver son design définitif et il n’y a aucune raison que le dessin n’évolue plus du tout.
Ferri lui apporte de la modernité au travers d’un travail méticuleux. Étant auteur complet, il donne de nombreuses informations sur les mises en page, produit des storyboard bien codifiés et n’hésite pas croquer les personnages pour faire comprendre ses idées à Conrad. L’humour reste présent, en étant peut être un peu plus référencé, mais sans dénoter avec l’univers gaulois. Reste à voir si les idées vont continuer de couler à flots.
Reprendre une série iconique n’est pas une mince affaire. On peut dire que Jean-Yves Ferri et Didier Conrad s’en sortent assez bien. L’esprit comique de la série est là et l’unité de temps historique est bien respectée. Il n’en reste pas moins difficile de sortir d’un carcan si imposant même si des prémices de nouveautés apparaissent. Ferri modernise les références et Conrad apporte de la nuance dans ses traits. Un début d’évolution qui ne peut pas faire de mal.