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Le studio Key : entre tradition et innovation

Le studio Key a sorti en Occident l’un de ses titres majeurs : Little Busters. Décryptage d’un faiseur de contes.

Traduit et localisé par Visual Art’s, l’éditeur japonais des jeux de Key, qui a ouvert une branche en Occident, Little Busters est bien plus qu’une sortie d’un visual novel. Le jeu est une localisation anglaise 100% maison, au détriment des éditeurs américains spécialisés dans ce marché de niche. En effet, beaucoup de titres doivent leur sortie occidentale à l’initiative des éditeurs américains comme Jast USA, MangaGamer ou même Aksys Games.

Cette nouveauté met en lumière l’intérêt croissant du public occidental pour les visual novels et des risques empruntés par les Japonais pour nous proposer les titres les plus emblématiques de ce type de jeu très particulier. Pour ceux qui prendront le train en marche, on vous explique tout ici. En attendant, retour sur le studio Key et son importance dans le paysage vidéoludique japonais.

La petite révolution du visual novel dans les années 90

En 1997 sort au Japon un visual novel qui remporte un succès important : Moon. Un an plus tard, un second titre secoue la communauté de fans : One. Ces deux jeux sont réalisés par le studio Tactics et en particulier par un certain Jun Maeda. Ce nom de nous dit sûrement pas grand chose pour les non-initiés mais Jun Maeda fait partie des grandes figures de l’histoire du visual novel contemporain. Co-fondateur du studio Key, il se révèle bien avant en étant au scénario de Moon et One en plus de composer les musiques du premier. Un artiste complet comme on en croise rarement.

La petite révolution de Moon et One emprunte à l’évolution du visual novel depuis quelques mois. Un an avant Moon sortent deux jeux d’une société qui a tout autant contribué à l’histoire du visual novel : Leaf. Si ce nom ne vous dit rien, alors je vous rappelerai juste que c’est le studio derrière Utawarerumono dont les deux suites sont sorties récemment en Occident. C’est tout de suite plus impressionnant. En 1996, le studio sort donc Shizuku et Kizuato, deux visual novels qui provoquent un énorme coup de tonnerre. Dotés chacun de scénarios complexes et tenant le joueur en haleine jusqu’au bout, Leaf vient d’ouvrir une brèche dans laquelle de nombreux studios vont s’engouffrer. Plus que de proposer des jeux de “cul” un peu bidons, pourquoi ne pas créer de réels scénarios ?

Chez Tactics, certains membres de l’équipe, dont Jun Maeda, sentent que le vent tourne et décident alors de quitter le studio. L’équipe restante continuera cependant à faire des visuals novels. Ayant perdu des éléments artistiques et créatifs forts, le studio devient un banal développeur d’eroges (jeux érotiques) pas plus malins que la moyenne. C’est ce qui s’appelle ne pas avoir de chance. Ni de talent.

La fondation du studio Key

Jun Maeda fonde le studio Key avec deux compositeurs de musiques : Naoki Ishida et Shinki Orito. L’objectif : proposer des jeux qui soient de véritables expériences émotionnelles pour le joueur. Autant dire que faire pleurer les chaumières est loin d’être l’argument le plus vendeur quand on se lance dans la création de visual novels. Sans être particulièrement vulgaire, c’est surtout le cul qui fait vendre dans ce type de jeu. Key n’y échappera pas en réalité, un peu comme Type-Moon à ses débuts.  

Kanon sort en 1999, évidemment avec du contenu sexuel destiné à vendre et remporte rapidement un énorme succès. Ses qualités de narration et de mise en scène ainsi qu’une OST réussie en font un titre culte qui connaîtra alors moultes déclinaisons ainsi que deux adaptations en dessins animés. Pour un premier jeu, Key frappe très fort en imposant son style : le nakige. À l’opposé du nukige, ce type de jeu mise sur l’émotion plutôt que les éléments aguicheurs et érotiques. En témoigne d’ailleurs d’une pauvreté des scènes de sexe qui semblent avoir été ajoutées uniquement pour vendre. Key a réussi son pari : imposer son propre style. Kanon sera réédité plus tard sur PS2 montrant qu’il est bien plus qu’un banal eroge.

Un an plus tard, le studio revient à la charge avec Air qui est construit de la même façon que son aîné. Succès de nouveau garanti pour une recette qui semble être parfaite. La formule séduit en effet pas seulement les amateurs d’eroges mais également les personnes en recherche d’aventures romantiques et dramatiques. Là où certains studios enchainent les eroges sans saveur, Key va alors opter pour des choix plus complexes qui vont amener le studio à changer son axe après la sortie de Air.

Clannad, la fable familiale qui a bouleversé le Japon

Key va mettre quatre années à sortir son troisième titre. Quatre années durant lesquelles le studio va alors prendre des mesures drastiques : après avoir fait de Kanon et de Air des eroges dans l’optique de vendre, Jun Maeda et son équipe jouent avec le feu en faisant de leur prochain visual novel un titre tous publics. Autant dire que c’est un bouleversement considérable ainsi que le risque de voir le public fans d’eroges bouder le jeu à sa sortie. Financièrement, le marché des visual novels est ultra concurrentiel, les studios se font et se défont et il n’est pas rare de voir certains grands noms disparaître, faute de succès.

On va la faire courte : Clannad a été le plus grand succès de Key. Le jeu va être un succès monstrueux et devenir le deuxième jeu le plus vendu de l’année 2004 au Japon, derrière Fate/stay night. Alors que le reste des visual novels qui sortent sont érotiques, Clannad trône fièrement avec son esthétique volontairement tourné pour s’adresser à tout le monde. La particularité de Clannad est l’After Story qui se débloque une fois toutes les routes complétées. Ce scénario est bien plus qu’un épilogue et s’avère être une histoire complète et tragique. Les joueurs japonais vont être bouleversés comme jamais. En Occident, on attendra l’anime, sorti en 2008 pour pleurer toutes les larmes de notre corps.

Clannad est devenu une référence et a durablement marqué l’industrie du visual novel. Tout comme Fate/stay night, le jeu prouve que le visual novel permet de créer des oeuvres complexes et riches qui s’ouvrent comme des romans interactifs. En faisant de Nagisa l’héroïne principale du jeu et de Tomoya le héros à la personnalité affirmée des personnages attachants et formidables, Key ouvre les portes d’une scénarisation plus poussée mais aussi plus ambitieuse. Les personnages marquent les joueurs par leur profondeur et ils deviennent des compagnons de route.

Ambition artistique ou choix marketing ?

Clannad va démontrer qu’il est possible de créer une histoire qui touche tout le monde et de s’émanciper des codes parfois assez tendancieux du visual novel traditionnel. En général, les jeux de drague traditionnel ne mettent jamais en avant une héroïne principale, pour ne pas froisser les fans qui seraient déçus que leur préféré n’ait pas le droit à un traitement de faveur. En faisant de Nagisa l’héroïne principale du jeu, Key prend un risque énorme qui s’accompagne fort heureusement d’un succès.

La réalité va cependant rattraper Key et ces derniers vont offrir aux fans un fan-disc consacré au personnage de Tomoyo. Érotique bien entendu. Difficile de s’affranchir d’un public aussi important que celui des amateurs d’eroges et Key fait face alors à des contradictions étonnantes mais révélatrices d’un mal plus insidieux propre à l’industrie du visual novel. En effet, le marché des eroges ne fait que trop rarement place à l’innovation et la création artistique. Chez Key, le choix de proposer une nouvelle vision du visual novel s’accompagne alors de choix marketing un peu plus difficiles à expliquer : à savoir sortir des fan-discs souvent érotiques consacrés à quelques héroïnes appréciées par le public.

Il faut donc relativiser les choix marketing opérés par Key dans la mesure où ils sont sur un marché qui ne laisse pas la place à l’échec tant les enjeux, notamment financiers, sont importants. Si leurs oeuvres sont régulièrement rééditées sur différents supports et adaptées en dessin animées, ils sont aussi rattrapé par des studios usant de la même formule qu’eux. Raison de plus pour bouleverser encore une fois leurs habitudes.

Little Busters : entre controverses et chef d’oeuvre

Je vais devoir faire ma fangirl mais Little Busters est mon jeu préféré de Key. Sorti en 2007, le jeu reçoit un accueil mitigé, les critiques se portant sur Riki, le héros de l’histoire qui souffre de narcolepsie mais aussi sur le chara-design des héroïnes partagé entre deux illustrateurs. Cependant, Little Busters est probablement le jeu le plus ambitieux de Key de par son statut de “suite après Clannad” et des attentes énormes des joueurs. Le jeu essuie également des controverses quand sort en 2008 Little Busters ! Ecstasy qui apporte de nouvelles routes et des scènes érotiques.

Sans parler de colère. Les fans sont déroutés par cette nouvelle version du jeu qui apporte bien plus qu’un simple enrobage érotique dont on pouvait très bien se passer en l’état. L’une des routes du jeu est en effet liée à la dernière partie du jeu, Refrain et révèle donc des éléments importants pour le scénario. Pour ceux qui ont acheté le jeu, le coup est rude même si une version complète sort rapidement sur consoles et sur PC plus tard.

Limiter Little Busters aux controverses serait un peu idiot tant le jeu se révèle surprenant, déroutant et secouant comme jamais le joueur sur sa fin,  porté par une OST incroyable. Key prouve de nouveau qu’ils ont encore de nombreuses histoires à nous raconter. Il n’est pas étonnant que le titre ait été choisi pour être le fer de lance de Visual Art’s en Occident, en dehors du fait que Clannad fut édité par Sekai Project chez nous. C’est surtout que Little Busters dévoile les ambitions de Key : s’affranchir des codes du jeu de drague traditionnel.

Réécris l’histoire

Quatre années après Little Busters, Key sort Rewrite, son nouveau jeu. Les ambitions sont plus grandes avec deux routes de fin et non plus une seule, un travail sur l’univers, les personnages et un message écologique fort. Mais surtout, Key se décide à ne pas déclencher les mêmes controverses qu’avec Little Busters et choisit alors l’option de faire un jeu tous publics, comme le fut Clannad. Un choix audacieux qui affranchit le studio d’une tare qu’on jugerait presque indécrottable.

Rewrite est aussi le titre le plus fantastique de Key. Jusqu’à maintenant, le studio jouait subtilement avec le paranormal qui servait l’intrigue plutôt que d’être un élément principal. Ce changement radical fait de Rewrite une oeuvre à part dans l’univers de Key et pas vraiment connectée à ses aînés. Ce qui en fait pas moins un excellent visual novel avec des personnages haut en couleur et un héros bien plus caractériel que d’habitude.

Rewrite est surtout le premier jeu où Jun Maeda n’officie pas comme scénariste principal. Un changement qui se répercute sur l’enrobage plus que sur le scénario, égal dans sa construction à Little Busters. Décidé à passer le relai à une autre génération, Jun Maeda prouve aussi que Key ne se limite pas à lui. Il reste cependant le compositeur attitré du jeu. Comme amorcé sur Little Busters, Rewrite se construit comme une histoire à part entière et perd son statut de bête jeu de drague. On se rapproche alors beaucoup plus d’un Fate/stay night.

De Little Busters à Rewrite, itinéraire d’un changement de cap

Jusqu’à Clannad, Key composait ses jeux sur la base des jeux de drague traditionnel. Little Busters et Rewrite restent dans l’esprit d’une composition similaire mais plus ancré dans un scénario global. En résulte un esprit moins marqué comme un jeu de drague pur et dur et plus comme de vrais romans interactifs. Ces changements ont provoqué certaines déceptions chez les fans de la première heure, déçus de voir que le romantisme tient parfois une place assez secondaire.

Pourtant, c’est ce qui fait aussi la force de Little Busters et Rewrite qui deviennent, plus encore que leurs aînés, des jeux qui s’adressent au plus grand nombre. Dotés des scénarios complexes, les personnages sont également plus fouillés et deviennent de moins en moins des clichés ambulants. Surtout, les jeux se détachent d’une forme destinée essentiellement au public masculin pour toucher un public féminin qui appréciera autant les histoires.

Ce changement de cap se tient aussi sur le contenu, plus grand public avec une thématique centrée sur la cohésion d’un groupe où le héros n’est plus seul face à son harem. Par cela, les romances sont ainsi développées différemment, servant davantage le scénario que l’aventure amoureuse. Aussi étonnant qu’il y paraisse, ce choix transparaît dans pas mal de visual novels récents, cherchant une formule narrative plus dynamique et ancrée dans l’univers. D’une certaine façon, Key a contribué à ces évolutions de narration plus ambitieuse en façonnant, d’abord avec Little Busters puis Rewrite une formule tout aussi formidable à lire.

Key et la musique : la clé du succès

S’il y a une bien une chose qui reste en tête après toutes ces heures passées sur leurs jeux, c’est la force de la musique. Chaque jeu de Key possède une OST fabuleuse et incroyable qui participe à la puissance émotionnelle de chaque scène. Jun Maeda est avant tout un compositeur de musique qui construit celle-ci avec son scénario. Ainsi, dès le départ, ce qui est souvent un élément secondaire ou tertiaire dans la création d’un visual novel en est ici sa principale force.

C’est ce qui a transformé les jeux de Key en oeuvres d’exception où absolument tout est calculé pour former un tout. Ce travail permet au scénario de se sublimer par une bande sonore qui est une prolongation de l’oeuvre et non pas un à-côté, souvent construit en post-production d’un jeu. La musique devient ici un fil rouge et écouter chaque morceau en dehors du jeu rappelle alors au joueur des souvenirs forts. L’émotion est palpable sur des pistes aussi émouvantes que Nagisa ou Snowfield dans l’After Story.

Par ailleurs, si bien que les compositions sont aussi exceptionnelles, elles sont souvent utilisées dans les déclinaisons animées. Si beaucoup de jeux ont droit à de nouvelles pistes spécialement créés pour leurs adaptations, ce n’est pas le cas pour celles de Key. Pour cause, qui ferait mieux que Jun Maeda ? Musicalement, chaque jeu possède des thèmes musicaux forts, usant souvent du piano et des percussions mais aussi du violon.

Vers une occidentalisation des projets ?

Avec la sortie anglaise de Little Busters, Key et Visual’s Arts passent un cap dans l’édition des visual novels, prouvant que les efforts engagés par les éditeurs américains n’ont pas été vains. On peut supposer que l’édition anglaise de Clannad par Sekai Projects a donné le ton et que désormais Key veut montrer ce dont il est capable en éditant sans intermédiaires. L’idée, assez saugrenue, est aussi dangereuse tant les problèmes de localisation sont nombreux.

Malgré son statut d’éditeur et développeur de jeux cultes, Visual’s Arts est passé par Steam Greenlight pour assurer la localisation anglaise de Little Busters, prouvant au passage la fiabilité du projet auprès du public. Cependant, la sortie reste purement en format dématérialisé, que ce soit en Europe ou aux États-Unis, montrant que Visual’s Arts attend beaucoup du succès du jeu pour peut-être voir d’autres titres sortir à l’avenir.

N’oublions pas non plus les éditeurs américains déjà fermement implantés et qui continuent d’assurer un soutien sans faille au visual novel. MangaGamer ou Aksys Games font des sorties physiques de leurs jeux. En revanche, le ciel pourrait s’assombrir avec des éditeurs véreux qui tentent de saccager le marché du visual novel… mais je vous en parlerai une prochaine fois.

La sortie de Little Busters montre que les éditeurs japonais veulent se positionner sur le marché de l’édition du visual novel. Un grand pas en avant qui met un coup de pied dans la fourmilière et assure la volonté des studios japonais de sortir leurs titres en dehors de leurs frontières. Inespéré autant que formidable.

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