Certains joueurs se plaignent quand un jeu manque cruellement de finition. Cette réaction est somme toute naturelle, comme en attestent les critiques émises à l’encontre du récent opus de Ubisoft Assassin’s Creed Unity, sorti sur PC et initialement criblé de bugs aujourd’hui corrigés en grande partie grâce à un patch. À contrario, d’autres joueurs font le choix de se tourner vers des softs en cours de développement : c'est l'early-access.
Il est courant de traduire l'expression early-access par le terme « accès anticipé ». Concrètement, le joueur achète un produit non achevé qui sera en principe régulièrement mis à jour par les développeurs. Le but est de proposer à la vente un jeu en version non finalisée, dont le contenu et les fonctionnalités seront améliorées et enrichies par la suite. La catégorie de l’early-access ne recouvre pas que les jeux qui sont signalés en tant que tels sur Steam : le concept existait déjà et continue aussi de perdurer aujourd'hui avec les jeux en version alpha ou bêta payante. La pratique de l’accès anticipé est apparue avec le processus de dématérialisation des contenus qui a permis de proposer des jeux sous forme téléchargeable. On envisagerait difficilement de payer pour recevoir à échéance périodique un jeu sous boîte successivement mis à jour jusqu’à sa date de sortie officielle. Une telle méthode n’emporterait ni l’assentiment des développeurs qui devraient composer avec les contraintes du support physique, ni celui des joueurs, obligés dans un tel cas d’attendre plusieurs jours à compter de la mise à jour que le précieux colis arrive.
Les objectifs de l’accès anticipé pour les développeurs
L’ early access est indéniablement une tendance économique du secteur qui prend de l’ampleur, qu’aucun acteur du jeu vidéo ne peut ignorer. Trois types d’avantages sont potentiellement visés par les développeurs : la ressource financière, la publicité et le feedback. C’est bien connu, on ne peut pas vivre d’amour et d’eau fraîche, enfin si, mais pas très longtemps. On ne peut pas non plus transformer une idée de jeu en réalité juste avec de la passion. Les développeurs le savent bien, et doivent au moins couvrir les dépenses qui correspondent à leurs besoins physiologiques, faute de générer du profit. Alors pourquoi ne pas lancer sur le marché une version alpha payante pour récolter des fonds ô combien importants pour mener à terme son jeu ? Certaines entreprises, petits développeurs dits indépendants, se sont ainsi engouffrés dans la brèche et profité de cette manne financière accessible. Mais, encore faut-il qu’il y ait en face des personnes pour acheter, car l’argent ne tombe pas du ciel. Il faut donc que les développeurs, préalablement à la prise de décision de délivrer un jeu en accès anticipé, aboutissent à un résultat suffisamment alléchant pour attirer des acheteurs potentiels. Autrement dit, l’accès anticipé n’est pas le remède miracle pour les problèmes d’argent en la matière car il faut tout de même avoir une base solide, un projet viable et amorcé. C’est ce qui différencie l’accès anticipé des projets de financement participatif tels que Kickstarter, qui n'obligent pas à délivrer quelque chose à la personne qui choisit de soutenir financièrement une entreprise dans la réalisation de son projet. Cette personne est un investisseur, alors qu’il s’agit d’un véritable client dans le cas de l’accès anticipé, dans la mesure où ce dernier est capable de juger immédiatement la qualité du produit en cours de développement.
De manière certaine, un tel mécanisme démocratise les moyens de développer librement un jeu. Et n’est-il pas formidablement opportun de remplacer, lorsque cela est possible, le perfide et ignorant banquier, insensible à la qualité future d’un logiciel de jeu, par des joueurs compréhensifs et éclairés capables de reconnaître le talent ? La publicité est un critère important, à un double titre. D’une part, en ce qu’elle viabilise le modèle. En effet, sans publicité d’un jeu rendu en accès anticipé, par le biais d’un site internet dédié ou de l’aide apportée par une plateforme de jeux en ligne, l’accès anticipé rimera avec rêve anticipé pour le développeur qui ne pourra faire connaître son œuvre. D’autre part, parce que l’early access, comportant une version jouable du jeu, permet aux joueurs de se faire leur propre opinion sur l’état actuel du logiciel et de la communiquer autour d’eux, à l’image des évaluations positives rédigées par les utilisateurs, qui concourent à créer le buzz. Minecraft en est le meilleur exemple. Enfin, le feedback n’est pas à négliger. Le fait de mettre dans les mains des joueurs des copies alpha du jeu donne la possibilité aux développeurs de recueillir les impressions de leurs clients qui endossent alors le rôle de « beta testers » : ils communiquent leurs envies, dressent les points à améliorer, reportent les bugs. Ce retour d’informations très précieux est une mine d’or pour les développeurs qui sont de ce fait en capacité de tirer le meilleur de leur production et de consolider une base de fans fidèles en incorporant quelques desiderata dans les versions futures du jeu.
Les objectifs de l’accès anticipé pour les joueurs
L’accès anticipé ne recouvre pas que des avantages pour les créateurs de jeux. Les joueurs peuvent tout aussi bien être séduits par l’initiative. Ils disposent d’un produit, destiné à être amélioré, à un prix avantageux. Plus qu’un investissement hasardeux, le paiement leur garantit un bien qu’ils peuvent directement appréhender. Ils ont ainsi quelque chose en retour : il ne s’agit pas d’un don désintéressé. Le principe qui sous-tend l’accès anticipé consiste pour le développeur à améliorer continuellement le produit qu’il propose. Le contenu doit être régulièrement et gratuitement mis à jour car ce qu’achète le client ne doit pas correspondre à l’état final du logiciel. En guise d’attrait supplémentaire, mais tout aussi incontournable, le joueur peut acheter son jeu à un prix minoré par rapport au prix de sortie du jeu finalisé. Récompense de l’esprit, il dispose aussi de la satisfaction d’avoir pu contribuer à faire aboutir le produit et peut parfois être à l’origine de l’incorporation ou de la modification de telle ou telle fonctionnalité dans le jeu.
Les échecs
Face à ces aspects idéalistes de l’accès anticipé, la réalité se révèle parfois bien amère. Quelques échecs retentissants ont marqué fort négativement cette tendance. La phase de mise à jour continue qui doit conduire à terme à la sortie du jeu est en effet pavée d’obstacles. Or, c’est le nerf central de l’accès anticipé. Si le jeu n’est pas mis à jour par la suite, alors l’early access est comparable à une simple vente, et pour emporter satisfaction, il est indispensable que la qualité du jeu corresponde au prix proposé. Or, le prix n’est quasiment jamais en adéquation avec le stade de finition du jeu lors de sa mise sur le marché en accès anticipé. Un rythme de mise à jour est donc attendu par les joueurs. Il n’existe pas de normes en la matière, car le développement d’un jeu est un processus tout sauf standardisé. Mais à défaut de rendre disponible du contenu supplémentaire, les joueurs doivent être informés sur le travail en cours à intervalles réguliers : il faut donner a minima des signes de vie. Toutefois, certains projets partent à vau l’eau sur la route périlleuse de la finalisation du logiciel. Mises à jour retardées ou annulées, projets mis de côté ou abandonnés, voilà ce qui peut arriver. Le « contrat » de l’accès anticipé suppose cependant un certain devoir moral des développeurs envers leurs joueurs : celui de mener l’aventure jusqu’au bout. Certes, l’éthique et le business ne se concilient que très mal. La vie est de plus tout sauf un long fleuve tranquille, et mis à part la mauvaise foi de certains créateurs qui pourraient être tentés de s’enfuir avec l’argent récolté, un développement bien ficelé peut simplement ne pas se dérouler comme prévu.
A la suite de ces phénomènes, de nombreux contributeurs à l’accès anticipé se sont sentis logiquement lésés, car abandonnés par les développeurs. Sur les plateformes de jeux en ligne telles que Steam, moult commentaires assassins ont germé, reflétant un mécontentement certain contre ces truands irresponsables et demandant remboursement. Cela a conduit à une politique de responsabilisation des deux côtés de la barrière, aussi bien chez les développeurs que chez les joueurs. Ainsi les uns ne devaient pas proposer de jeu en accès anticipé si le projet n’était pas viable et s’ils ne pensaient pas pouvoir le mener à son terme, et les autres ne devaient acheter que si l’état actuel du jeu leur convenait, pour prendre en compte l’absence éventuelle de mise à jour future. Certains fiascos font parler d’eux. The Stomping Land, jeu multijoueur d’aventure et de survie qui se déroule dans une époque où les dinosaures vivaient encore, est un de ceux-là. Initialement proposé sur Kickstarter, il rejoint en 2014 l’armada de jeux en accès anticipé sur Steam. Après plusieurs mois de silence de la part des développeurs, Valve décide de retirer le jeu de la vente, sans aucune possibilité de récupération par les joueurs de leurs fonds. Ils ont acheté en connaissance de cause, et la promesse de mise à jour non tenue ne saurait fonder un quelconque remboursement. Après une mise à jour extrêmement timide qui semble recycler du contenu existant, le jeu est finalement remis en ligne et toujours disponible à l’achat. Les joueurs, dénonçant une arnaque, ont créé une pétition dans l’illusoire optique de se faire rembourser. Dans la catégorie mi-figue mi-raisin, on citera Cube World, jeu d’aventure et de rôle aux graphismes cubiques rappelant ceux de Minecraft, proposé en version alpha en 2013, qui proposait alors un vaste contenu mais dont les mises à jour se font toujours attendre après un an et demi. Il y a de quoi se rassurer, car malgré de pléthoriques échecs cinglants et souvent occultés, de nombreux projets de grande qualité voient le jour. C’est le cas de jeux tels que Minecraft, Rust, DayZ, Grim Dawn, Assetto Corsa ou Project C.A.R.S.
Il est fort à parier que cette tendance continue sa croissance en raison des intérêts qu’elle présente. Elle doit toutefois être encadrée et régulée afin de restaurer et d’entretenir la confiance des joueurs qui font le choix d’acheter. Car sans elle, le modèle s’effondre.